7.1. Les philosophies : Antonio Gramsci (suite)
Gramsci à Moscou, à Vienne. Élu député communiste.
Quand il arrive à Moscou, Gramsci est déprimé et malade, et ses camarades russes le font hospitaliser au sanatorium de
Serebriani Bor, près de Moscou. C’est là qu’il fait la connaissance d’Eugenia Schucht, hospitalisée elle aussi, qui avait vécu
longtemps en Italie avec sa famille, et parlait parfaitement l’italien ; née en Sibérie, pendant la déportation de son père, antitsariste,
elle avait trois sœurs, Nadine, Tatiana et Giulia née en 1896, professeur de violon, qui avait vécu toute sa jeunesse à Rome, et qui
était rentrée depuis 1915 en Russie, à Ivanovo. Gramsci vit Giulia en juillet 1922, et il fut fasciné par sa beauté : c’était le premier
amour d’un homme resté jusqu’alors très replié sur lui-même.
28 octobre 1922 : marche sur Rome des fascistes ; le lendemain, le roi confie à Mussolini la charge de former le
gouvernement. Les Chambres du travail sont incendiées par les commandos fascistes ; les dirigeants de gauche sont agressés,
arrêtés, tués : Serrati est arrêté, Tasca doit s‘exiler en Suisse, Gramsci fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Bordiga sera arrêté en février
1923.
5 novembre 1922 : IVe Congrès de l’Internationale communiste qui appelle à l’union entre socialistes et communistes pour
lutter contre le fascisme. Bordiga et Terracini s’opposent à ce rapprochement, pour eux (et même pour Togliatti), il n’y avait pas de
différence entre fascisme, socialisme et Démocratie chrétienne, c’étaient tous des partis bourgeois, et l’arrivée de Mussolini au
gouvernement n’était qu’une crise ministérielle. Gramsci percevait la différence du parti fasciste et son grave danger, et appuyait la
ligne défensive du rapprochement des partis de gauche. Il proposa une fusion entre le Parti communiste d’Italie et la fraction du
PSI qui s’était déclarée favorable à la Troisième Internationale. L’Exécutif de l’Internationale décide de nommer une nouvelle
direction du PC d’I avec Togliatti, Scoccimarro, Tasca, mais celui-ci est arrêté le 21 septembre 1923 ; Gramsci est donc nommé à
leur place et il doit se déplacer à Vienne pour être plus proche de l’Italie. Il y part aussitôt, bien que cela l’éloigne de Giulia, qui est
trop fatiguée pour le rejoindre : elle attend un enfant d’Antonio.
La situation politique est difficile : en Russie, Lénine est paralysé des 2 jambes et du bras droit depuis le début de 1922, et il perd
l’usage de la parole en mars 1923, il meurt le 13 janvier 1924. La lutte est rude entre les courants pour sa succession, en particulier
entre Staline et Trotski. Le même climat de lutte entre factions existe dans le PC d’I, de la minorité de droite (Tasca) à la majorité
(Togliatti, Scoccimarro, Terracini), tandis que de sa prison Bordiga proposait de rompre avec l’Internationale, position partagée par
Terracini et Scoccimarro, et que Gramsci condamne : il veut le dialogue et l’ouverture ; il était déjà défavorable à la scission de
1921, et il juge positif le projet de fusion avec le PSI.
Le retour en Italie jusqu’à l’arrestation en 1926
12 mai 1924 : Gramsci quitte Vienne pour l’Italie : le 6 avril, il avait été élu député communiste en Vénétie (un des 176
députés d’opposition, dont 19 communistes, contre les 355 fascistes souvent élus frauduleusement et par la violence), et il jouissait
donc de l’immunité parlementaire qui le protégeait d’une arrestation fasciste, tandis que son frère Gennaro a été agressé par les
fascistes et a dû fuir en France. Gramsci travaille à conquérir la base de son parti qui est encore majoritairement bordighienne, en
s’appuyant sur les plus jeunes adhérents.
10 juin 1924 : assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti. Gramsci attaque aussitôt Mussolini dans un article intitulé
À bas le gouvernement des assassins. Les partis opposés au fascisme décident de se retirer sur l’Aventin, mais leur action se
limite aux invectives verbales, et le Parti communiste est considéré comme sectaire et peu ouvert à une collaboration, en particulier
avec le Parti Socialiste (Nenni) et le Parti Réformiste (Turati, Treves). Gramsci est isolé, et de santé très fragile.
10 août 1924 : naissance du premier fils d’Antonio et Giulia, Lev (= « Leone » en italien), puis Delio.
26 octobre 1924 : Gramsci profite de la tenue du Congrès fédéral communiste de Cagliari pour aller à Ghilarza, où il est
reçu avec joie par sa famille et son village, fiers d’avoir un député, même communiste. Il en repart le 6 novembre : c’est la dernière
fois qu’il reverra ses parents.
Novembre 1924 : le groupe communiste abandonne l’Aventin et rejoint le Parlement, pour y mener une lutte antifasciste. La
violence fasciste s’accentue : fermeture de cercles et d’associations d’opposition, arrestations de « subversifs », interdiction de
journaux, provoquant seulement des protestations verbales de l‘Aventin. Gramsci est en mauvaise santé, mais il lit beaucoup,
reçoit des amis politiques (Par exemple, Emilio Lussu, du Parti Sarde d’Action), organise des formations politiques de jeunes, écrit.
Fin janvier 1925, Gramsci fait la connaissance de Tatiana Schucht, qui vit depuis longtemps à Rome, où elle enseigne les
Sciences Naturelles, et ils sympathisent beaucoup, elle est proche des Soviets, et elle ressemble beaucoup à Giulia.
Fin février 1925 : Gramsci part à Moscou à l’Exécutif élargi de l’Internationale ; il va enfin revoir Giulia après un an et demi
de séparation, et faire la connaissance de son fils Delio. Il revient en Italie le 28 avril.
L’Internationale avait confirmé que, dans la situation dominée par la répression fasciste, la perspective n’était pas la dictature du
prolétariat mais la reconquête des libertés démocratiques bourgeoises, et donc l’alliance avec les partis non révolutionnaires
hostiles au fascisme. Gramsci fut donc soutenu contre Bordiga, et il doit voyager dans toute l’Italie pour soutenir sa position dans
toutes les Fédérations du Parti communiste, en vue de la préparation du Congrès de Lyon de 1926.
16 mai 1925, Gramsci va à la Chambre des Députés pour dénoncer le projet de loi fasciste contre la franc maçonnerie,
montrant qu’il s’agissait en réalité de supprimer toutes les organisations antifascistes. Pour la première
fois, il se retrouvait face à face avec Mussolini qu’il connaissait bien à l’époque où il était directeur de l’Avanti socialiste.
On l’écouta en grand silence, mais Mussolini essaya souvent de lui couper la parole
Octobre 1925, Giulia, Delio et Eugenia s’installent à Rome ; Gramsci les fait emménager dans un appartement indépendant
où il ne réside pas pour ne pas les compromettre politiquement, en une période où les assassinats de représentants socialistes se
multiplient. Giulia travaille à l’ambassade soviétique ; Antonio joue beaucoup avec son fils.
Janvier 1926, Gramsci passe clandestinement la frontière pour participer au Congrès communiste de Lyon, où il
polémique avec la gauche bordighienne pour faire prévaloir la nécessité d’organiser le parti plutôt que de vouloir conquérir le
pouvoir politique ; il obtient 90,8% des votes.
En Italie, la répression s’aggrave : les députés du Parti Populaire (chrétien), qui ont décidé de rejoindre aussi le Parlement, sont
bâtonnés jusqu’au sang par les députés fascistes, les journaux sont interdits, beaucoup s’exilent ; Piero Gobetti est agressé, s’exile
à Paris le 6 février 1926 et meurt 15 jours plus tard de ses blessures, les antifascistes sont privés de leurs biens et de la
citoyenneté italienne.
7 août 1926, Giulia, enceinte, rentre en Russie avec Delio et Eugenia ; Antonio ne les reverra jamais.
Automne 1926, Gramsci rédige son essai sur la Question méridionale, où il montre que le prolétariat ne pourra vaincre
qu’avec l’alliance des masses paysannes majoritaires, ce qui suppose la solution de la question méridionale et de la question
vaticane, par la formation d’un nouveau bloc agraire des paysans et des intellectuels méridionaux contre le bloc des grands
propriétaires et des capitalistes continentaux, tel que Giolitti l’avait formé et que le fascisme encourage. L’essai fit sensation quand
il fut connu, entre autres à Paris dans les années ’30.
À Moscou, les luttes à l’intérieur du PCUS s’aggravent, la troïka de Staline, Zinoviev, Kamenev contre Trotski ; Staline avait
tous les pouvoirs, malgré le testament hostile de Lénine, qui avait conseillé de l’écarter de la direction du parti : on est passé de la
démocratie prolétarienne à une forme d’autocratie au nom du prolétariat. Parmi les thèses discutées, celles de la « révolution
permanente » et de « la construction du socialisme dans un seul pays ».
14 octobre 1926, Gramsci s’inquiète de ces luttes, il écrit sa façon de penser au PCUS ; il s’inquiète de la perspective d’une
scission, par exclusion de Trotski, Zinoviev et Kamenev qui constituaient maintenant l’opposition à Staline et Boukharine. Sa lettre
déplut à Togliatti, totalement solidaire de Staline. Dans la réunion plénière du Comité Central soviétique du 23 au 26 octobre,
Trotski, Zinoviev et Kamenev sont exclus du Politburo, et l’Internationale envoie Humbert-Droz expliquer la situation aux camarades
italiens, avant que lui-même soit exclu du Parti ; Gramsci fut absent à la rencontre qui n‘eut aucun résultat concret.
Car la situation s’était tendue en Italie : le 31 octobre à Bologne, un garçon de 15 ans tire un coup de pistolet à Mussolini sans le
toucher, il est aussitôt assassiné à coups de bâton par les militants fascistes. Ce fut le prétexte d’une explosion répressive pour le
renforcement du pouvoir fasciste : annulation de tous les passeports, suppression de tous les journaux antifascistes, dissolution
des partis, puis révocation du mandat parlementaire des députés antifascistes, rétablissement de la peine de mort. Mussolini,
appuyé par le roi, demande aussi l’arrestation des députés communistes.
8 novembre 1926, 22h30, Gramsci est arrêté à Rome, il l’écrit aussitôt à Giulia et à sa mère. Il est pourtant parlementaire ; c’est
un climat de Saint-Barthélemy ! Les fascistes arrêtent, tuent, saccagent les imprimeries, pillent (même la bibliothèque de Croce à
Naples).
Les années de prison, 1926-1937
Gramsci est incarcéré à la prison d’Ustica, une petite île au nord de Palerme, de 8 km2, où l’on enferme les détenus de droit
commun ; il habite avec 2 autres députés, 2 camarades des Abruzzes et Amadeo Bordiga. Ils s’entendent bien, et Gramsci passe
aussitôt beaucoup de temps à lire : un de ses amis, Piero Sraffa, professeur d’économie politique à l’Université de Cagliari, lui avait
ouvert un compte courant illimité dans une librairie de Milan ; il préparait en même temps des cours d’histoire et géographie pour
les internés politiques de l’île ; lui-même prenait des leçons d’allemand.
20 janvier 1926, Gramsci est transféré à la prison milanaise de San Vittore. Son transfert dure 17 jours. Il est interrogé le 9
février par le juge d’instruction, Enrico Macis. En mai, Tatiana vient s’installer à Milan, mais y tombe malade. Fin août, il reçoit une
visite de son frère Mario, qui a abandonné toutes ses charges dans le Parti fasciste. Il est dans l’ensemble très isolé, même Giulia
lui écrit rarement, et il a l’impression d’être abandonné, sauf par Tatiana, qui sort de l’hôpital le 3 octobre. Pendant toute l’instruction
de son procès, Gramsci fut l’objet de provocations, envois d’espions qui se faisaient passer pour des militants anarchistes ou
communistes, mais il ne tomba jamais dans les pièges.
28 mai-4 juin 1928, à Rome, procès de Gramsci, devant le Tribunal spécial de défense de l’État. Outre Gramsci, il y a 21
accusés, comme Terracini, Scoccimarro et d’autres députés : ce devait être le grand procès des antifascistes. Gramsci et
Scoccimarro furent condamnés à 20 ans, 4 mois et 5 jours de galère, Terracini à 22 ans, 9 mois et 5 jours, pour instigation à la
guerre civile, apologie de crime et d’incitation à la haine de classe.
19 juillet 1928, Gramsci est transféré à la prison de Turi, à 30 kms au sud-est de Bari ; il y arrive très faible, il a perdu 12 dents
et il est dans un état nerveux dépressif, incapable de faire 4 pas. Il y est très isolé : seule sa belle- sœur Tatiana s’occupe de lui ; le
Parti communiste l’abandonne presque complètement, et il n’y eut que deux ou trois tentatives soviétiques pour tenter de
l’échanger contre des prêtres prisonniers, et une tentative de Romain Rolland et Henri Barbusse à Paris ; il a de la peine à avoir de
l’aspirine pour calmer ses migraines ou des vêtements chauds ; il reçoit peu de visites. Il avait malgré tout demandé et obtenu une
cellule individuelle pour pouvoir travailler.
9-27 février 1928, IXe Plénum de l’Exécutif de L’internationale qui change de stratégie et appelle à la lutte « classe contre
classe », contre le « social-fascisme » (les partis socialistes) et contre le trotskisme. Ce sera confirmé par le Xe Plénum, du 3 au 19
juillet 1929. Les communistes sont appelés à la lutte armée contre le fascisme, les opposants de l’intérieur du Parti sont exclus
(dont Ignazio Silone et Angelo Tasca). Togliatti, à Moscou s’aligne ; Gramsci, à Turi, est atterré de cette décision et n’accepte pas le
tournant, ce qui lui valut l’ostracisme de beaucoup de ses co-détenus, et « l’oubli » de la direction communiste. Il fut rejoint à Turi,
le 10 novembre 1931, par Sandro Pertini, socialiste, voué à la solitude par les militants communistes.
Février 1929, il obtient enfin le nécessaire pour pouvoir travailler (papier, encre, cahiers). Il veut se consacrer à un travail «
pour toujours », un travail de fond sur : 1) les intellectuels italiens, 2) la linguistique comparée, 3) le théâtre de Pirandello, 4) un
essai sur le roman-feuilleton et le goût populaire en littérature. Mais quelques jours après il développe déjà ses projets en 16 sujets,
traitant de l’histoire italienne, de la théorie de l’histoire, et de l’américanisme et du fordisme. Sa pensée se formait peu à peu en
fonction des livres qui lui parvenaient, au milieu des complications administratives sans fin. Il fixait ses idées dans sa tête, puis allait
les écrire, debout devant sa table, d’un jet, presque sans ratures. Il va écrire ainsi 22 cahiers d’écolier que Tatiana lui procure, pour
un total de 2848 pages (environ 4.000 pages dactylographiées), que Tatiana fera sortir de Turi par un subterfuge. Il revient sans
cesse sur les sujets traités, ajoutant des notes, corrigeant, complétant, à mesure que ses idées se précisent, et ayant toujours en
tête de continuer la lutte révolutionnaire, l’élaboration des idées conditionnant la conquête du pouvoir politique : il faut transformer
la conception du monde que les classes dominantes et leurs intellectuels ont mise dans la tête des paysans et des prolétaires ; il
faut donc faire une critique systématique de l’histoire des idées, des mouvements culturels, – et pour l’Italie de la philosophie de
Benedetto Croce –.
20 mars 1933, après une crise grave, un médecin ordonne le transfert de Gramsci dans la clinique du Dr Cusumano, à
Formia, au sud de Rome, sous surveillance (un gardien dans sa chambre et 20 policiers à l’extérieur !) et à ses frais. Il écrit encore
11 Cahiers.
24 août 1935, Gramsci est transféré en semi-liberté à la clinique Quisisana de Rome ; il est atteint de mal de Pott, de
tuberculose pulmonaire, d’hypertension cardiaque et de crises de goutte. Il n’écrit plus.
27 avril 1937, mort d’Antonio Gramsci, sans avoir connu son fils Giuliano, et sans la moindre nouvelle de Giulia. Sa mère était
décédée le 30 décembre 1932, mais sa famille avait refusé de le lui dire. Son fils aîné, Delio devient officier de marine, mort en
1982 ; son fils Giuliano fut professeur de musique (flûte et clarinette) au Conservatoire de Moscou, et ne s’est jamais intéressé à la
vie politique ; il est mort le 23 juillet 2007 ; en 2007, Anna Maria Sgarbi, après de longs entretiens avec lui, a publié « Giuliano
Gramsci, lettere a mio padre ». Giulia, née en 1894, est morte en 1980 ; Tatiana est morte en URSS en 1943.
TEXTE de GRAMSCI
NOTES POUR UNE INTRODUCTION ET UNE PRÉPARATION À L'ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE ET DE L'HISTOIRE DE LA
CULTURE
l. Quelques points de référence préliminaires.
<12>. Il faut détruire le préjugé fort répandu selon lequel la philosophie serait quelque chose de très difficile, étant donné qu'elle
est l'activité intellectuelle propre d'une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels et faiseurs
de systèmes. Il faut donc démontrer au préalable que tous les hommes sont « philosophes », en définissant les limites et les
caractères de cette« philosophie spontanée » qui est celle de « tout le monde », autrement dit de la philosophie qui est contenue:
1) dans le langage même, lequel est un ensemble de notions et de concepts déterminés, et non pas seulement un ensemble de
mots grammaticalement vides de contenu ; 2) dans le sens commun et le bon sens ; 3) dans la religion populaire, et donc
également dans tout le système de croyances, de superstitions, d'opinions, de façons de voir et d'agir, qui se manifestent dans ce
qu'on appelle généralement le « folklore ».
Ayant démontré que tous les hommes sont philosophes, fût-ce à leur manière propre, inconsciemment, dès lors que dans la plus
petite manifestation d'une activité intellectuelle quelconque, le « langage », se trouve contenue une conception déterminée du
monde, on passe au second moment, au moment de la critique et de la conscience, c'est-à-dire qu'on passe à la question suivante
: est-il préférable de « penser » sans en avoir une conscience critique, d'une façon désagrégée et occasionnelle, c'est-à-dire de «
participer» à une conception du monde « imposée » mécaniquement par le milieu extérieur, autrement dit par l'un des nombreux
groupes sociaux dans lesquels chacun se voit automatiquement impliqué depuis son entrée dans le monde conscient (et cela peut
être son propre village ou sa province, l'origine peut en être la paroisse et l'« activité intellectuelle » du curé ou du vieillard
patriarcal dont la « sagesse » fait loi, ou encore la petite bonne femme qui a hérité la sapience des sorcières, ou le petit intellectuel
aigri dans sa propre stupidité et son impuissance à agir), ou bien est-il préférable d'élaborer sa propre conception du monde de
façon consciente et critique, et ainsi, en connexion avec ce travail que l'on doit à son propre cerveau, de choisir sa propre sphère
d'activité, de participer activement à la production de l'histoire du monde, d’être le guide de soi-même au lieu d'accepter
passivement et lâchement que le sceau soit mis de l'extérieur à notre propre personnalité?
Note I. Pour ce qui concerne la conception que l'on a du monde, on appartient toujours à un groupe déterminé, et précisément au
groupe de tous les éléments sociaux qui partagent une même façon de penser et d'agir. Nous sommes donc toujours les
conformistes d'un quelconque conformisme, nous sommes des hommes-masses ou hommes-collectifs. La question est la suivante
: de quel type historique est le conformisme, l'homme-masse, dont on fait partie ? Quand la conception que l'on a du monde n'est
ni critique ni cohérente, mais désagrégée et occasionnelle, on appartient simultanément à une multiplicité d'hommes-masses, la
personnalité est composée de façon bizarre ; on y trouve des éléments de l'homme des cavernes et des principes de la science la
plus moderne et la plus avancée, on y trouve les préjugés de toutes les phases historiques passées dans l'étroitesse de leur
localisation, pêle-mêle avec les intuitions d'une philosophie à venir, qui sera la philosophie propre au genre humain unifié
mondialement. Critiquer sa propre conception du monde signifìe donc la rendre unitaire et cohérente et l'élever jusqu'au point où
elle rencontre la pensée mondiale la plus avancée. Cela signifie aussi par conséquent critiquer toute la philosophie qui a existé
jusqu'ici, dans la mesure où elle a laissé de solides stratifications dans la philosophie populaire. Le point de départ de l'élaboration
critique est la conscience de ce qui est réellement, c'est-à-dire un « connais-toi toi-même » en tant que produit du processus
historique qui s'est déroulé jusqu'ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d'inventaire. C'est un
tel inventaire qu'il faut faire pour commencer.
Note Il. On ne peut séparer la philosophie de l'histoire de la philosophie, ni la culture de l'histoire de la culture. Au sens le plus
immédiat et le plus juste, l'on ne peut être philosophe, c'est-à-dire avoir une conception du monde critiquement cohérente, sans la
conscience de son historicité, de la phase du développement que cette conception représente et du fait qu'elle est en contradiction
avec d'autres conceptions ou avec des éléments d'autres conceptions. La conception du monde que l'on a en propre répond à des
problèmes déterminés posés par la réalité, qui sont bien déterminés et « originaux» dans leur actualité. Comment est-il possible de
penser le présent, et un présent bien déterminé, avec une pensée élaborée pour les problèmes d'un passé souvent bien lointain et
bien dépassé ? Si cela se produit, cela signifie que nous sommes « anachroniques» dans notre propre temps, que nous sommes
des fossiles et non des êtres vivants de façon moderne. Ou pour le moins que nous sommes « composés » bizarrement. Et il
arrive effectivement que des groupes sociaux, qui par certains aspects expriment la modernité la plus développée, sont par
d'autres en retard à l'égard de leur position sociale et partant incapables d'autonomie historique complète.
Note III. S'il est vrai que tout langage contient les éléments d'une conception du monde et d'une culture, il sera vrai aussi que du
langage de chacun on peut tirer un jugement sur la plus ou moins grande complexité de sa conception du monde. Celui qui parle
seulement le dialecte ou comprend la langue nationale à des degrés divers, celui-là participe nécessairement d'une intuition du
monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique par rapport aux grands courants de pensée qui dominent
l'histoire mondiale. Ses intérêts seront restreints, plus ou moins corporatistes ou économistes, non pas universels. S'il n'est pas
toujours possible d'apprendre plusieurs langues étrangères pour se mettre en contact avec diverses vies culturelles, au moins faut-
il bien apprendre la langue nationale. Une grande culture peut se traduire dans la langue d'une autre grande culture, c'est-à-dire
qu'une grande langue nationale, historiquement riche et complexe, peut traduire toute autre grande culture, autrement dit qu' elle
peut être une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut faire la même chose.
Note IV. Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie
aussi, et spécialement, répandre de façon critique les découvertes déjà faites, les « socialiser » pour ainsi dire, et par conséquent
faire qu'elles deviennent autant de bases pour des actions vitales, en faire un élément de coordination et d'ordre intellectuel et
moral. Qu'une masse d’hommes soit conduite à penser de façon cohérente et sur un mode unitaire le réel présent, c’est un fait «
philosophique » bien plus important et « original » que ne peut être la trouvaille, de la part d’un « génie » philosophique, d’une
vérité nouvelle et qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »
(Cahiers de prison, Cahier 11, Gallimard, pp. 175-8. Texte de 1932-33)
Giulia, Delio et Giuliano, en1930
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