La Commedia dell’Arte - suite
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ANNEXE Théophile Gautier, Le capitaine Fracasse, chapitre V, Chez Monsieur le Marquis, Classiques Garnier, s.d., pp. 110 sq. Les rideaux se séparèrent lentement, et laissèrent voir une décoration représentant une place publique, lieu vague, commode aux intrigues et aux rencontres de la comédie primitive. C’était un carrefour, avec des maisons aux pignons pointus, aux étages en saillie, aux petites fenêtres maillées de plomb, aux cheminées d’où s’échappait naïvement un tirebouchon de fumée allant rejoindre les nuages d’un ciel auquel un coup de balai n’avait pu rendre toute sa limpidité première. L’une de ces maisons, formant l’angle de deux rues qui tâchaient de s’enfoncer dans la toile par un effort désespéré de perspective, possédait une porte et une fenêtre praticables. Les deux coulisses qui rejoignaient à leur sommet une bande d’air çà et là géographié d’huile, jouissaient du même avantage, et, de plus, l’une d’elles avait un balcon où l’on pouvait monter au moyen d’une échelle invisible pour le spectateur, arrangement propice aux conversations, escalades et enlèvements à l’espagnole. Vous le voyez, le théâtre de notre petite troupe était assez bien machiné pour l’époque. Il est vrai que la peinture de la décoration eût semblé à des connaisseurs un peu enfantine et sauvage. Les tuiles des toits tiraient l’œil par la vivacité de leurs tons rouges, le feuillage des arbres plantés devant les maisons était du plus beau vert-de-gris, et les parties bleues du ciel étalaient un azur invraisemblable ; mais l’ensemble faisait suffisamment naître l’idée d’une place publique chez des spectateurs de bonne volonté. Un rang de vingt-quatre chandelles soigneusement mouchées jetait une forte clarté sur cette honnête décoration peu habituée à pareille fête. Cet aspect magnifique fit courir une rumeur de satisfaction parmi l’auditoire. La pièce s’ouvrait par une querelle du bon bourgeois Pandolphe avec sa fille Isabelle, qui, sous prétexte qu’elle était amoureuse d’un jeune blondin, se refusait le plus opiniâtrement du monde à épouser le capitaine Matamoros, dont son père était entiché, résistance dans laquelle Zerbine, sa suivante, bien payée par Léandre, la soutenait du bec et des ongles. Aux injures que lui adressait Pandolphe, l’effrontée soubrette, prompte à la riposte, répondait par cent folies, et lui conseillait d’épouser lui-même Matamore s’il l’aimait tant. Quant à elle, jamais elle ne souffrirait que sa maîtresse devînt la femme de ce veillaque, de ce visage à nasardes, de cet épouvantail à mettre dans les vignes. Furieux, le bonhomme voulant entretenir Isabelle seule, poussait Zerbine pour la faire rentrer au logis ; mais elle cédait de l’épaule aux bourrades du vieillard, tout en restant en place avec un mouvement de corsage si élastique, un tordion de hanche si fripon, un froufrou de jupes si coquet, qu’une ballerine de profession n’eût pu mieux faire, et à chaque tentative inutile de Pandolphe, elle riait, sans se soucier de paraître avoir la bouche grande, de ses trente-deux perles d’Orient, plus étincelantes encore aux lumières, à faire se dérider les mélancolies d’Héraclite. Une lueur diamantée luisait dans ses yeux, allumés par une couche de fard posée sous la paupière. Le carmin avivait ses lèvres, et ses jupes toutes neuves, faites avec les taffetas donnés par le marquis, se lustraient aux cassures de frissons subits, et semblaient secouer des étincelles. Ce jeu fut applaudi de toute la salle, et le seigneur de Bruyères se disait tout bas qu’il avait eu le goût bon en jetant son dévolu sur cette perle des soubrettes. Un nouveau personnage fit alors son entrée, regardant à droite et à gauche, comme s’il craignait d’être surpris. C’était Léandre, la bête noire des pères, des maris, des tuteurs, l’amour des femmes, des filles et des pupilles ; l’amant, en un mot, celui qu’on rêve, qu’on attend et qu’on cherche, qui doit tenir les promesses de l’idéal, réaliser la chimère des poèmes, des comédies et des romans, être la jeunesse, la passion, le bonheur, ne partager aucune misère de l’humanité, n’avoir jamais ni faim, ni soif, ni chaud, ni froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie ; mais toujours être prêt la nuit, le jour, à pousser des soupirs, à roucouler des déclarations, à séduire les duègnes, à soudoyer les suivantes, à grimper aux échelles, à mettre flamberge au vent en cas de rivalité ou de surprise, et cela, rasé de frais, bien frisé, avec des recherches de linge et d’habits, l’œil en coulisse, la bouche en cœur comme un héros de cire ! Métier terrible qui n’est pas trop récompensé par l’amour de toutes les femmes. Apercevant Pandolphe là où il ne comptait rencontrer qu’Isabelle, Léandre s’arrêta dans une pose étudiée devant les miroirs, et qu’il savait propre à mettre en relief les avantages de sa personne : le corps portant sur la jambe gauche, la droite légèrement fléchie, une main sur la garde de son épée, l’autre caressant le menton de manière à faire briller le fameux solitaire, les yeux pleins de flammes et de langueurs, la bouche entr’ouverte par un faible sourire qui laissait luire l’émail des dents. Il était vraiment fort bien : son costume, rafraîchi par des rubans neufs, son linge éblouissant de blancheur, bouillonnant entre le pourpoint et les chausses, ses souliers étroits, hauts de talons, ornés d’une large cocarde, contribuaient à lui donner l’apparence d’un parfait cavalier. Aussi réussit-il complètement auprès des dames ; la railleuse Yolande elle-même ne le trouva point trop ridicule. Profitant de ce jeu muet, Léandre lança par-dessus la rampe son regard séducteur et le reposa sur la marquise avec une expression passionnée et suppliante qui la fit rougir malgré elle ; puis il le reporta vers Isabelle, éteint et distrait, comme pour bien marquer la différence de l’amour réel à l’amour simulé. À la vue de Léandre, la colère de Pandolphe devint de l’exaspération. Il fit rentrer au logis sa fille et la soubrette, mais non pas si rapidement que Zerbine n’eût eu le temps de glisser dans sa poche un billet à l’adresse d’Isabelle, billet demandant un rendez-vous nocturne. Le jeune homme, resté avec le père, lui assura le plus poliment du monde que ses intentions étaient honnêtes et ne tendaient qu’à serrer le plus sacré des nœuds, qu’il était de bonne naissance, avait l’estime des grands et quelque crédit à la cour, et que rien, pas même la mort, ne pourrait le détourner d’Isabelle, qu’il aimait plus que la vie ; paroles charmantes, que la jeune fille écoutait avec délices, penchée de son balcon, et faisant au Léandre de jolis petits signes d’acquiescement. Malgré cette éloquence melliflue, Pandolphe, avec une infatuation obstinée et sénile, jurait ses grands dieux que le seigneur Matamore serait son gendre, ou que sa fille entrerait au couvent. De ce pas il allait chercher le tabellion pour conclure la chose. Pandolphe éloigné, Léandre adjurait la belle, toujours à la fenêtre, car le vieillard avait fermé la porte à double tour, de consentir, pour éviter de telles extrémités, à ce qu’il l’enlevât et la menât à un ermite de sa connaissance, qui ne faisait pas de difficulté de marier les jeunes couples empêchés dans leurs amours par la volonté tyrannique des parents. À quoi la demoiselle répondait modestement, tout en avouant qu’elle n’était pas insensible à la flamme de Léandre, que l’on devait du respect à ceux de qui l’on tient le jour, et que cet ermite ne possédait peut-être pas toutes les qualités qu’il faut pour bien marier les gens ; mais elle promettait de résister de son mieux et d’entrer en religion plutôt que de mettre sa main dans la patte du Matamore. L’amoureux se retirait pour aller dresser ses batteries avec l’aide d’un certain valet, drôle retors, personnage fertile en fourberies, ruses et stratagèmes autant que le sieur Polyen. Il devait revenir le soir sous le balcon et rendre compte à sa maîtresse du succès de ses entreprises. Isabelle fermait sa fenêtre, et le Matamore, avec cet esprit d’à-propos qui le caractérise, faisait son entrée. Son apparition attendue produisit un grand effet. Ce type favori avait le don de faire rire les plus moroses. Quoique rien ne nécessitât une action si furibonde, Matamore, ouvrant les jambes en compas forcé et faisant des pas de six pieds, comme les mots dont parle Horace, arriva devant les chandelles et s’y planta dans une pose cambrée, outrageuse et provocante, de même que s’il eût voulu porter un défi à la salle entière. Il filait sa moustache, roulait de gros yeux, faisait palpiter sa narine et soufflait formidablement, comme s’il étouffait de colère pour quelque injure méritant la destruction du genre humain. Matamore, en cette occasion solennelle, avait tiré du fond de son coffre un costume presque neuf qu’il ne mettait qu’aux beaux jours, et dont sa maigreur de lézard faisait ressortir encore la bizarrerie comique et l’emphase grotesquement espagnole. Ce costume consistait en un pourpoint bombé comme un corselet, et zébré de bandes diagonales alternativement jaunes et rouges qui convergeaient vers une rangée de boutons, en manière de chevrons renversés. La pointe du pourpoint descendait fort bas sur le ventre. Les bords et les entournures en étaient garnis d’un bourrelet saillant, aux mêmes couleurs ; des rayures semblables à celles du pourpoint décrivaient des spirales bizarres autour des manches et de la culotte, donnant aux bras et aux cuisses un air risible de flûte à l’oignon. Si l’on s’avisait de chausser un coq de bas rouges, on aurait l’idée des tibias du Matamore. D’énormes bouffettes jaunes s’épanouissaient comme des choux sur ses souliers à crevés rouges ; des jarretières à bouts flottants serraient au-dessus du genou ses jambes aussi dénuées de mollets que les pattes échassières d’un héron. Une fraise montée sur carton, dont les plis empesés dessinaient une série de 8, lui cerclait le col et le forçait à relever le menton, attitude favorable aux impertinences du rôle. Sa coiffure consistait en une sorte de feutre à la Henri IV, retroussé par un bord et accrêté de plumes rouges et blanches. Une cape déchiquetée en barbe d’écrevisse, des mêmes couleurs que le reste du costume, flottait derrière les épaules, burlesquement retroussée par une immense rapière, à laquelle le poids d’une lourde coquille faisait relever la pointe. Au bout de ce long estoc, qui eût pu servir de brochette à dix Sarrasins, pendait une rosace ouvrée délicatement en fils d’archal fort ténus, représentant une toile d’araignée, preuve convaincante du peu d’usage que faisait Matamore de ce terrible engin de guerre. Ceux d’entre les spectateurs qui avaient les yeux bons eussent même pu distinguer la petite bestiole de métal, suspendue au bout de son fil avec une quiétude parfaite et comme sûre de n’être pas dérangée dans son travail. Matamore, suivi de son valet Scapin, que menaçait d’éborgner le bout de la rapière, arpenta deux ou trois fois le théâtre, faisant sonner ses talons, enfonçant son chapeau jusqu’au sourcil, et se livrant à cent pantomimes ridicules qui faisaient pâmer de rire les spectateurs ; enfin, il s’arrêta, et se posant devant la rampe, il commença un discours plein de hâbleries, d’exagérations et de rodomontades, dont voici à peu près la teneur, et qui aurait pu prouver aux érudits que l’auteur de la pièce avait lu le Miles gloriosus de Plaute, aïeul de la lignée des Matamores. « Pour aujourd’hui, Scapin, je veux bien quelques instants laisser au fourreau ma tueuse, et donner aux médecins le soin de peupler les cimetières dont je suis le grand pourvoyeur. Quand on a comme moi détrôné le Sofi de Perse, arraché par sa barbe l’Armorabaquin du milieu de son camp et tué de l’autre main dix mille Turcs infidèles, fait tomber d’un coup de pied les remparts de cent forteresses, défié le sort, écorché le hasard, brûlé le malheur, plumé comme un oison l’aigle de Jupin qui refusait de venir sur le pré à mon appel, me redoutant plus que les Titans, battu le fusil avec les carreaux de la foudre, éventré le ciel du croc de sa moustache, il est, certes, loisible de se permettre quelques récréations et badineries. D’ailleurs, l’univers soumis n’offre plus de résistance à mon courage, et la parque Atropos m’a fait savoir que ses ciseaux s’étant ébréchés à couper le fil des destinées que moissonnait ma flamberge, elle avait été obligée de les envoyer au rémouleur. Donc, Scapin, il me faut tenir à deux mains ma vaillance, faire trêve aux duels, guerres, massacres, dévastations, sacs de villes, luttes corps à corps avec les géants, tueries de monstres à l’instar de Thésée et d’Hercule à quoi j’occupe ordinairement les férocités de mon indomptable bravoure. Je me repose. Que la mort respire ! Mais à quels divertissements le seigneur Mars, qui près de moi n’est qu’un bien petit compagnon, passe-t-il ses vacances et congés ? Entre les bras blancs et poupins de la dame Vénus, laquelle, comme déesse de bon entendement, préfère les gens d’armes à tous autres, fort dédaigneuse de son boiteux et cornard de mari. C’est pourquoi j’ai bien voulu condescendre à m’humaniser, et voyant que Cupidon n’osait se hasarder à décocher sa flèche à pointe d’or contre un vaillant de mon calibre, je lui ai fait un petit signe d’encouragement. Même pour que son dard pût pénétrer en ce généreux cœur de lion, j’ai dépouillé cette cotte de mailles faite des anneaux donnés par les déesses, impératrices, reines, infantes, princesses et grandes de tous pays, mes illustres amantes, dont la trempe magique me préserve en mes plus folles témérités. — Cela signifie, dit le valet qui avait écouté cette fulgurante tirade avec les apparences d’une contention d’esprit extrême, autant que mon faible entendement peut comprendre une éloquence si admirable en rhétorique, si enjolivée de termes à propos et métaphores à l’asiatique que votre Vaillantissime Seigneurie a la fantaisie férue pour quelque jeune tendron de la ville ; aliàs, que vous êtes amoureux comme un simple mortel. — Vraiment, répliqua Matamore avec une bonhomie nonchalante et superbe, tu as donné du nez droit dans la chose, et tu ne manques pas d’intelligence pour un valet. Oui, j’ai cette infirmité d’être amoureux ; mais ne crains pas qu’elle amollisse mon courage. Cela est bon pour Samson, de se laisser tondre, et pour Alcide, de filer la quenouille. Dalila n’eût osé me toucher le poil. Omphale m’eût tiré les bottes. Au moindre signe de révolte je lui aurais fait décrotter sur la table la peau du lion Néméen comme une cape à l’espagnole. Dans mon loisir, cette réflexion, humiliante pour un grand cœur, m’est venue. J’ai vaincu, il est vrai, le genre humain, mais je n’en ai réduit que la moitié. Les femmes, par leur faiblesse, échappent à mon empire. Il ne serait pas décent de leur couper la tête, de leur tailler bras et jambes, de les fendre en deux jusqu’à la ceinture, comme j’ai l’habitude de le faire avec mes ennemis masculins. Ce sont là brutalités martiales, que repousse la politesse. La défaite de leur cœur, la reddition à volonté de leur âme, la mise à sac de leur vertu me suffisent. Il est vrai que j’en ai soumis un nombre plus grand que les sablons de la mer, et les étoiles du ciel, que je traîne après moi quatre coffres pleins de poulets, billets doux et missives, et que je dors sur un matelas composé de boucles brunes, châtaines, blondes, rousses, dont les plus pudiques m’ont fait le sacrifice. Junon même m’a fait des avances que j’ai rebutées parce que son immortalité était un peu trop mûre, bien qu’elle se refasse vierge toutes les années en la fontaine de Canathos ; mais tous ces triomphes, je les compte comme défaites et ne veux point d’une couronne de laurier à laquelle manque une seule feuille ; mon front en serait déshonoré. La charmante Isabelle ose me résister, et quoique toutes les audaces soient bienvenues près de moi, je ne saurais souffrir cette impertinence, et je veux qu’elle-même, sur un plat d’argent, m’apporte les clefs d’or de son cœur, à genoux, déchevelée, demandant grâce et merci. Va sommer cette place de se rendre. J’accorde trois minutes de réflexion : Pendant cette attente, le sablier tremblera dans la main du Temps effrayé. » Et là-dessus, Matamore se campait dans une pose extravagamment anguleuse, dont sa maigreur excessive faisait encore ressortir le ridicule. La fenêtre resta close aux sommations moqueuses du valet. Sûre de la bonté de ses murailles, et ne craignant pas qu’on ouvrît la brèche, la garnison, composée d’Isabelle et de Zerbine, ne donna pas signe de vie. Matamore, qui ne s’étonne de rien, s’étonna pourtant de ce silence. « Sangre y fuego ! Terre et ciel ! Foudres et canonnades ! s’écria-t-il en faisant hérisser le poil de sa lèvre comme la moustache d’un chat fâché. Ces bagasses ne bougent non plus que chèvres mortes. Qu’on arbore le drapeau, qu’on batte la chamade, ou je jette bas la maison d’une chiquenaude ! Ce serait bien fait si la cruelle restait écrasée sous les ruines. Comment, Scapin, mon ami, t’expliques-tu cette défense hyrcanienne et sauvage contre mes charmes qui, comme on sait, n’ont point de rivaux en ce globe terraqué ni même en l’Olympe habité des dieux ! — Je me l’explique fort naturellement. Un certain Léandre, moins beau que vous, sans doute, mais tout le monde n’a pas le goût bon, s’est ménagé des intelligences dans la place ; votre valeur s’attaque à une forteresse prise. Vous avez séduit le père, Léandre a séduit la fille. Voilà tout. — Léandre ! as-tu dit ? Oh ! ne répète pas ce nom exécrable et exécré, ou je vais, de male rage, décrocher le soleil, éborgner la lune, et, prenant la terre par les bouts de son essieu, la secouer de façon à produire un cataclysme diluvial comme celui de Noé ou d’Ogygès. Faire à ma barbe la cour à Isabelle, la dame de mes pensées ! damnable godelureau, ruffian patibulaire, galantin de sac et de corde, où es-tu, que je te fende les naseaux, que je t’écrive des croix sur la figure, que je t’embroche, que je te larde, que je te crible, que je t’effondre, que je te désentraille, que je te piétine, que je te jette au bûcher et disperse tes cendres ? Si tu paraissais pendant le paroxysme de ma fureur, le tonnerre de mes narines suffirait à t’envoyer au-delà des mondes parmi les feux élémentaires ; je te lancerais si haut que tu ne retomberais jamais. Marcher sur mes brisées, je frémis moi-même à l’idée de ce qu’une pareille audace peut amener de maux et de désastres sur la pauvre humanité. Je ne saurais punir dignement un tel crime sans fracasser du coup la planète. Léandre rival de Matamore ! Par Mahomet Tervagant ! Les mots épouvantés reculent et se refusent à venir exprimer une pareille énormité. On ne peut les joindre ensemble ; ils hurlent quand on les prend au collet pour les rapprocher, car ils savent qu’ils auraient affaire à moi s’ils se permettaient cette licence. D’ores et en avant Léandre, ô ma langue ! pardon de te faire prononcer ce nom infâme, peut se considérer comme défunt et aller lui-même commander son monument au tailleur de pierre, si toutefois j’ai la magnanimité de lui accorder les honneurs de la sépulture. — Par le sang de Diane ! dit le valet, voilà qui tombe comme de cire, le seigneur Léandre traverse précisément la place à pas comptés. Vous allez bellement lui dire son fait, et ce sera un magnifique spectacle que la rencontre de deux si fiers courages ; car je ne vous cacherai pas que, parmi les maîtres d’armes et prévôts de la ville, ce gentilhomme a la renommée d’être assez bon gladiateur. Dégainez ; pour moi, je ferai le guet, quand vous en serez aux mains, de peur que les sergents ne vous dérangent. — Les étincelles de nos épées leur feront prendre le large, et ils n’oseraient, les bélîtres, entrer dans ce cercle de flammes et de sang. Reste tout près de moi, mon bon Scapin ; si, d’aventure, j’étais fâcheusement navré de quelque estafilade, tu me recevrais en tes bras, répondit Matamore qui aimait beaucoup à être interrompu dans ses duels. — Plantez-vous bravement devant lui, dit le valet en poussant son maître, et barrez-lui le passage. » Voyant qu’il n’y avait pas moyen de faire une reculade, Matamore s’enfonça son feutre jusque sur les yeux, retroussa sa moustache, mit la main à la poignée de son immense rapière et s’avança vers Léandre, qu’il toisa des pieds à la tête, le plus insolemment qu’il put ; mais c’était bravade pure, car on entendait claquer ses dents et l’on voyait flageoler et trembler ses minces jambes comme des roseaux au vent de bise. Il ne lui restait plus qu’un espoir, c’était d’intimider Léandre par des éclats de voix, des menaces et des rodomontades, des lièvres étant souvent cachés sous des peaux de lion. « Monsieur, savez-vous que je suis le capitaine Matamoros, appartenant à la célèbre maison Cuerno de Cornazan, et allié à la non moins illustre famille Escobombardon de la Papirontonda ? Je descends d’Antée par les femmes. — Eh ! descendez de la lune si cela vous amuse, répondit le Léandre avec un dédaigneux haussement d’épaules ; que m’importent ces billevesées ? — Tête et ventre ! monsieur ; cela vous importera tout à l’heure ; il est encore temps, videz la place, et je vous épargne. Votre jeunesse me touche. Regardez-moi bien. Je suis la terreur de l’univers, l’ami de la Camarde, la providence des fossoyeurs ; où je passe, il pousse des croix. C’est à peine si mon ombre ose me suivre, tellement je la mène en des endroits périlleux. Si j’entre, c’est par la brèche ; si je sors, c’est par un arc-de-triomphe ; si j’avance, c’est pour me fendre ; si je recule, c’est pour rompre ; si je couche, c’est mon ennemi que j’étends sur le pré ; si je traverse une rivière, elle est de sang, et les arches du pont sont faites avec les côtes de mes adversaires. Je me roule, avec délice, au milieu des mêlées, tuant, hachant, massacrant, taillant d’estoc et de taille, perçant de la pointe. Je jette les chevaux en l’air avec leurs cavaliers, je brise comme fétus de paille les os des éléphants. Aux assauts j’escalade les murs, en m’aidant de deux poinçons, et je plonge mon bras dans la gueule des canons pour en retirer les boulets. Le vent seul de mon épée renverse les bataillons comme gerbes sur l’aire. Quand Mars me rencontre sur un champ de bataille, il fuit, de peur que je ne l’assomme, tout dieu de la guerre qu’il est ; enfin, ma vaillance est si grande, et l’effroi que j’inspire est tel, que jusqu’à présent, apothicaire du Trépas, je n’ai pu voir les braves que par le dos. — Eh bien ! vous allez en voir un en face, dit Léandre en appliquant sur un des profils du Matamore un énorme soufflet, dont l’écho burlesque retentit jusqu’au fond de la salle. Le pauvre diable pivota sur lui-même, près de tomber ; un second soufflet non moins vigoureusement appliqué que le premier, mais sur l’autre joue, le remit d’aplomb. Pendant cette scène, Isabelle et Zerbine avaient reparu au balcon. La malicieuse soubrette se tenait les côtes de rire, et sa maîtresse faisait un signe de tête amical à Léandre. Du fond de la place débouchait Pandolphe, accompagné du tabellion et qui, les dix doigts écarquillés et les yeux ronds de surprise, regardait Léandre battre le Matamore. « Écailles de crocodile et cornes de rhinocéros ! vociféra le fanfaron, ta fosse est ouverte, malandrin, veillaque, gavache, et je vais t’y pousser. Mieux eût valu pour toi tirer la moustache aux tigres et la queue aux serpents dans les forêts de l’Inde. Agacer Matamore ! Pluton, avec sa fourche, ne s’y risquerait pas. Je le déposséderais de l’enfer et j’usurperais Proserpine. Allons, ma tueuse, au vent, montrez-vous, brillez au soleil, et que votre éclair prenne pour fourreau le ventre de ce téméraire. J’ai soif de son sang, de sa moelle, de sa fressure, et je lui arracherai l’âme d’entre les dents. » En disant cela, Matamore, avec des tensions de nerfs, des roulements de prunelles, des clappements de langue, semblait faire les plus prodigieux efforts pour extraire la lame rebelle de sa gaine. Il en suait d’ahan, mais la prudente tueuse voulait garder le logis ce jour-là, sans doute pour ne pas ternir son acier poli à l’air humide. Fatigué de ces contorsions burlesques, le galant envoya d’un coup de pied rouler le fanfaron à l’autre bout du théâtre, et se retira après avoir salué Isabelle avec une grâce exquise. Matamore, tombé sur le dos, remuait ses membres grêles comme une sauterelle retournée. Quand, avec l’aide de son valet et de Pandolphe, il se fut dressé sur ses pieds, et bien assuré que Léandre était parti, il s’écria d’une voix haletante et comme entrecoupée par la rage : « De grâce, Scapin, cercle-moi avec des bardes de fer ; je crève de fureur, je vais éclater comme une bombe ! Et toi, lame perfide, qui trahis ton maître au moment suprême, est-ce ainsi que tu me récompenses de t’avoir toujours abreuvée du sang des plus fiers capitaines et des plus vaillants duellistes ! Je ne sais à quoi il tient que je ne te brise en mille morceaux sur mon genou, comme lâche, parjure et félonne ; mais tu m’as voulu faire comprendre que le vrai guerrier doit rester sur la brèche, et ne pas s’oublier en des Capoues d’amour. En effet, cette semaine je n’ai défait aucune armée, je n’ai combattu ni orque, ni dragon, je n’ai pas fourni à la mort sa ration de cadavres, et la rouille est venue à mon glaive : rouille de honte, soudure d’oisiveté ! Sous les propres yeux de ma belle ce béjaune me nargue, m’insulte et me provoque. Leçon profonde ! enseignement philosophique ! apologue moral ! Désormais je tuerai deux ou trois hommes avant de déjeuner, pour être sûr que ma rapière joue librement. Fais-m’en souvenir. — Léandre n’aurait qu’à revenir, dit Scapin ; si nous essayions à nous tous de tirer du fourreau cet acier formidable ? » Matamore, s’arc-boutant contre un pavé, Scapin s’attelant à la coquille, Pandolphe au valet et le tabellion à Pandolphe, après quelques secousses la lame céda à l’effort des trois fantoches, qui allèrent rouler d’un côté les quatre fers en l’air, tandis que le fanfaron tombait de l’autre à jambes rebindaines, tenant encore à pleines mains le fourreau de la colichemarde. Relevé aussitôt, il reprit la rapière, et dit avec emphase : « Maintenant Léandre a vécu ; il n’a de ressources pour éviter la mort que d’émigrer en quelque planète lointaine. S’enfonçât-il au cœur de la terre, je le ramènerai à la surface pour le transpercer de mon glaive, à moins qu’il ne soit changé en pierre par mon œil horrifique et méduséen. » Malgré cet échec, aucun doute ne vint à l’obstiné vieillard Pandolphe sur l’héroïsme du Matamore, et il persista dans l’idée saugrenue de donner pour mari à sa fille ce magnifique seigneur. Isabelle se prit à pleurer et à dire qu’elle préférait le couvent à un tel hymen ; Zerbine défendit de son mieux le beau Léandre, et jura par sa vertu, ô le beau serment ! que ce mariage ne se ferait pas. Matamore attribua cet accueil glacé à un excès de pudeur, la passion, chez les personnes bien élevées, n’aimant pas à se laisser voir. D’ailleurs il n’avait pas encore fait sa cour, il ne s’était pas montré dans toute sa gloire, imitant en cela la discrétion de Jupiter envers Sémélé, qui, pour avoir voulu connaître son amant divin avec l’éclat de sa puissance, tomba brûlée et réduite en un petit tas de cendre. Sans l’écouter davantage, les deux femmes rentrèrent au logis. Matamore, se piquant de galanterie, fit chercher une guitare par son valet, appuya son pied sur une borne, et commença à chatouiller le ventre de son instrument pour le faire rire. Puis il se mit à miauler un couplet de seguidille, en andalou, avec des portements de voix si bizarres, des coups de gosier si étranges, des notes de tête si impossibles, qu’on eût dit la sérénade de Raminagrobis sous la gouttière de la chatte blanche. Un pot d’eau versé par Zerbine, sous le malicieux prétexte d’arroser des fleurs, n’éteignit pas sa furie musicale. « Ce sont larmes d’attendrissement tombées des beaux yeux d’Isabelle, dit le Matamore ; le héros chez moi est doublé du virtuose, et je manie la lyre comme l’épée. » Malheureusement, inquiété par ce bruit de sérénade, Léandre, qui rôdait aux environs, reparut, et, ne souffrant pas que ce faquin fît de la musique sous le balcon de sa maîtresse, arracha la guitare des mains du Matamore, stupide d’épouvante. Puis il lui en donna si fort sur le crâne que la panse de l’instrument creva, et que le fanfaron, passant la tête au travers, resta pris par le col comme dans une cangue chinoise. Léandre, ne lâchant pas le manche de la guitare, se mit à tirer de çà, de là, avec brusques saccades, le pauvre Matamore, le cognant aux coulisses, l’approchant des chandelles à le roussir, ce qui formait des jeux de théâtre aussi ridicules qu’amusants. S’en étant bien diverti, il le lâcha subitement et le laissa tomber sur le ventre. Jugez de l’air qu’avait en cette posture l’infortuné Matamore, qui semblait coiffé d’une poêle à frire. Ses misères ne se bornèrent pas là. Le valet de Léandre, avec sa fertilité d’imagination bien connue, avait machiné des stratagèmes pour empêcher le mariage d’Isabelle et du Matamore. Apostée par lui, une certaine Doralice fort coquette et galante se produisit accompagnée d’un frère spadassin représenté par le Tyran, armé de sa mine la plus féroce et portant sous le bras deux longues rapières qui dessinaient une croix de Saint-André d’aspect assez terrifiant. La demoiselle se plaignit d’avoir été compromise par le sieur Matamoros et délaissée pour Isabelle la fille de Pandolphe, outrage qui demandait une réparation sanglante. « Dépêchez vite ce coupe-jarrets, dit Pandolphe à son futur gendre, ce ne sera qu’un jeu pour votre incomparable valeur que n’effrayerait pas tout un camp de Sarrasins. » Bien à contre-cœur Matamore se mit en garde après mille divertissantes simagrées, mais il tremblait comme un peuplier, et le spadassin, frère de Doralice, lui fit sauter l’épée des mains au premier choc du fer et le chargea du plat de la rapière jusqu’à lui faire crier grâce. Pour achever le ridicule, dame Léonarde, vêtue en douegna espagnole, parut épongeant ses yeux de chouette d’un ample mouchoir, poussant des soupirs à fendre le roc et agitant sous le nez de Pandolphe une promesse de mariage paraphée du seing contrefait de Matamore. Un nouvel orage de coups creva sur le misérable convaincu de perfidies si compliquées, et d’une voix unanime il fut condamné à épouser la Léonarde en punition de ses hâbleries, rodomontades et couardises. Pandolphe, dégoûté de Matamore, ne fit plus difficulté d’accorder la main de sa fille à Léandre, gentilhomme accompli. Cette bouffonnade, animée par le jeu des acteurs, fut vivement applaudie. Les hommes trouvèrent la soubrette charmante, les femmes rendirent justice à la grâce décente d’Isabelle, et Matamore réunit tous les suffrages ; il était difficile d’avoir mieux le physique de l’emploi, l’emphase plus grotesque, le geste plus fantasque et plus imprévu. Léandre fut admiré des belles dames, quoique jugé un peu fat par les cavaliers. C’était l’effet qu’il produisait d’ordinaire, et, à vrai dire, il n’en souhaitait pas d’autre, plus soucieux de sa personne que de son talent. La beauté de Sérafine ne manqua pas d’adorateurs, et plus d’un jeune gentilhomme, au risque de déplaire à sa belle voisine, jura sur sa moustache que c’était là une adorable fille. -o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-