La chanson napolitaine depuis la Seconde Guerre Mondiale
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La chanson napolitaine de la seconde guerre mondiale à aujourd’hui. Naples ne créa guère de chansons pendant la guerre  ; les Napolitains recommencèrent à chanter après avoir combattu 4 jours pour libérer leur ville des occupants nazis et après l’arrivée des soldats américains le 1er octobre 1943. Au début ils consommèrent les V Disc, les disques de la Victoire, apportés par les Américains, et il intègrent même dans Tammuriata nera leur chant préféré, Pistol Packin’ mama, de Al Dexter. Mais ils subissent surtout les souffrances et les humiliations de la fin de la guerre, en étant obligés de se livrer à tous les trafics, des cigarettes et des femmes 1 Ils recommencèrent à chanter quand leurs musiciens et leurs poètes recommencèrent à écrire des chansons : outre Tammuriata nera, une des premières fut Dove sta Zazà, de Raffaele Cutolo (1910-1985), sur une musique de Giuseppe Cioffi (1901-1976). Cutolo était surtout un auteur de revues, mais aussi le créateur de quelques chansons. Dove sta Zazà devint le pendant de Lili Marlen pendant la guerre ; elle fut diffusée dans toute la ville, puis en Italie, et dans le monde entier, traduite en 10 langues, et Evita Peron l’adopta comme hymne du parti justicialiste ; un parfum, une liqueur, un journal et un film portèrent son nom ; le succès fut relancé en 1973 par l’interprétation de Gabriella Ferri. Andreotti raconte qu’au moment de la mise en place de l’Assemblée Constituante en 1946, on avait dit que les Communistes chanteraient l’Internationale ; alors Guglielmo Giannini, le leader du parti de droite de l’Uomo Qualunque (L’homme quelconque), déclara qu’il ferait chanter Dove sta Zazà, pour lui futur hymne national. C’était la fête de Saint Janvier, avec l’orchestre de Pignataro, c’était la joie et l’espérance, les deux amoureux Zazà et Isaia sont heureux dans la foule, et voilà que Zazà se perd et qu’on ne la retrouvera jamais plus. Elle était le symbole de la liberté retrouvée et de l’espérance. Mais on donna aussi le surnom de Zazà aux jeunes Napolitaines qui se prostituaient. ÉCOUTE 1  : Dove sta Zazà (Interprète  : Gabriella Ferri, Il cabaret di G.F., RCA, 1976) Era la festa di San Gennaro C’était la fête de Saint Janvier quanta folla per la via, Que de foule dans la rue con Zazà, compagna mia,         avec Zazà, ma compagne, me ne andai a passeggià.          je m’en allai me promener. C'era la banda di Pignataro Il y avait l’orchestre de Pignataro che suonava il "Parsifallo"         qui jouait « Parsifal », il maestro sul piedistallo,         le chef sur son piécdestal ci faceva delizià.         nous charmait. Nel momento culminante         Au moment culminant del finale travolgente,         du final bouleversant 'mmiezo a tutta chella gente, au milieu de tous ces gens se fumarono a Zazà. ils ont enlevé Zazà. (Ritornello) (Refrain) Dove sta Zazà ? Où est Zazà  ? Uh! Madonna mia !          Oh Sainte Vierge ! Come fa Zazà ? Comment fait Zazà Senza Isaia ? ... sans Isaïe ? … Pare pare, Zazà, Il semble, il semble, Zazà che t'ho perduta, ahimè ! que je t’ai perdue, hélas ! Chi ha trovato Zazà,         Qui a trouvé Zazà, che m' 'a purtasse a me. qui me l’a emmenée ? lammela a truvà,          Allons la trouver, Su, facciamo presto. allez, faisons vite. lammela a truvà,          Allons la trouver, con la banda in testa. avec l’orchestre en tête. Uh, Zazà ! Uh Zazà ! Uh Zazà ! Tutta quante aimma gridà : Tous nous devons crier : Zazà! Zazà ! Isaia sta ccà !          Isaïe est là Isaia sta ccà ! Isaia sta ccà ! Zazà ! Zazà ! Zazà ! Zazà ! Zazà ! Comme aggia fa pe' te truvà ? Comment dois-je faire pour te trouver ? lo senza te nun pozzo sta ! Je ne peux pas rester sans toi ! Zazà ! Zazà ! Zazà ! Zazà l Za-Zazazà ! Zazazà ! II Era la festa di San Gennaro C’était la fête de Saint Janvier l'anno appresso : canti e suone l’année d’après  : chants et bruits bancarelle e processione,          éventaires et processions, chi se po' dimenticà ! Qui peut oublier ! C'era la banda di Pignataro Il y avait l’orchestre de Pignataro centinaia di bancarelle des centaines d’éventaires di torrone e di nocelle de nougat et de noix che facevano incantà qui enchantaient, come allora quel via vai          comme alors ce va-et-vient. ritornò per quella via, Il retourna dans cette rue, ritornò pure Isaia,          Isaïe aussi retourna sempre in cerca di Zazà.          toujours à la recherche de Zazà. (Riromello) Dove sta Zazà ? Uh! Madorma mi ! Come fa Zazà ? Senza Isaia? .. Pare pare, Zazà, che t'ho perduta, ahimè ! Chi ha trovato Zazà, Que celui qui a trouvé Zazà che m' 'ha purtasse a me. la conduise chez moi. Se non troverò Si je ne la trouve pas lei ch'è tanto bella, elle qui est si belle m'accontenterò je me contenterai di trovà 'a sorella. de trouver sa sœur. T’amerò !         Je t’aimerai ! T’amerò ! T’amerò ! Pure a lei glielo dirò Je lui dirai à elle aussi che t'amerò. que je t’aimerai T'amerò Zazà Je t’aimerai Zazà t’amerò Zazà. t'amerò Zazà ro ‘e Santa Chiara, Zazà ! Zazà ! Zazà ! Zazà ! che t’amerò l’aggia cuntà Que je t’aimerai je dois le dire con la tua sorella aggia sfugà avec ta sœur je dois m’épancher Zazà ! Zazà ! Zazà ! Zazà ! Za-Zazazà Zazazà ! Mais qui était Zazà ? Rien d’autre, déclara Cioffi, qu’une onomatopée du bruit de l’orchestre  : quand on veut évoquer une musique, on fait simplement avec la bouche les sons « zazazazaza »… D’autres chansons classiques sont écrites, Simmo‘e Napule paisà (1944), de Peppino Fiorelli (1904-1960), avec musique de Nicola Valente (1881-1946), Munastero ‘e Santa Chiara  (1945), de Michele Galdieri (1902-1965), le fils de Rocco Galdieri, Vierno (1945), d’Armando De Gregorio (1899-1973), sur une musique de Vincenzo Acampora (1911-  ?). Dans les débuts de l’après-guerre, Vittorio Paliotti dit que le changement se manifeste de deux façons :  d’une part l’abandon de « l’échelle napolitaine » (accord majeur sur le second degré abaissé) largement utilisé par la chanson napolitaine, et la substitution du « poète » par le « parolier », le poète étant celui qui écrit un texte, valable en lui-même, et que le musicien illustre ensuite, tandis que le parolier doit écrire des paroles sur la musique que lui livre le compositeur. On peut en réalité distinguer cinq lignes de développement de la chanson napolitaine après la guerre  : la poursuite du travail sur la chanson campanienne, la permanence de la chanson traditionnelle, la chanson qui accepte la « contamination » d’autres musiques (jazz, rock, hip-hop …), la chanson que Peppe Aiello appelle « néo mélodique » ou Salvatore Palomba la « chanson des ruelles »et enfin la chanson pseudo-napolitaine (sur rythmes étrangers mais qui utilise le dialecte napolitain). 1°) En marge de la chanson traditionnelle, il faut rappeler le groupe de ceux qui ont ressuscité la musique traditionnelle campanienne et napolitaine. Nous en avons parlé plus haut, mais insistons sur la publication d’une réédition de La tradizione in Campania (1979), en 2010, avec une longue préface de Roberto De Simone (1933- ) et 4 de ses articles de 2005 à 2007. Le titre de la réédition est Son sette sorelle, Rituali e canti della tradizione in Campania. De Simone l’a complété par une préface, Trent’anni dopo. Le passé, dit-il, est un « passato remoto » (qui exprime quelque chose d’achevé, qui n’existe plus dans le présent), puisque « le passato prossimo et l’imparfait ont été abolis par la synthèse linguistique de la publicité » (p. 7) ; maintenant, la plupart des musiciens qui avaient enregistré ces chants sont morts, les groupes ont disparu, et « la tradition s‘est éteinte d’un coup, en un instant, comme frappée au cœur par un infarctus culturel, foudroyée par une ischémie des coronaires où n’arrivait plus le sang pur de la collectivité, pour laquelle ces expressions étaient nécessaires comme l’oxygène aux voies respiratoires de sa propre identité. Et la Campanie a perdu un bien inestimable, une âme culturelle qui doit être considérée comme un patrimoine de l’humanité : une âme qui vivait en accord avec la nature, dans le respect des arbres, des eaux, des vers luisants, dans le respect de cette collectivité qui, malgré l’exploitation dont elle était victime et ses souffrances séculaires, montrait une autonomie culturelle dont elle était fière et satisfaite. Je ne veux pas ressusciter ici le mythe du bon sauvage ni proposer l’Arcadie du sous-prolétariat. Mais, en référence à la ville de Naples et à ses environs, si la tradition s’est éteinte, ne s’est pas du tout éteinte cette classe d’exclus, de marginaux qui s’exprimaient par l’ancienne tradition  ». Il parle ici des habitants des quartiers périphériques de Naples, des jeunes sans diplômes et sans travail, et qui vivent de vols à la tire et d’escroqueries, ou qui subsistent de travail au noir sous-payé, ou qui émigrent en Allemagne, à moins qu’ils ne deviennent des proies de la camorra, et du trafic de drogues, « dans cette société napolitaine où existe depuis des siècles la culture du privilège, des recommandations, de l’abus de pouvoir social, de la division profonde entre les fils à papa et les parias » (p. 8). Et il s’élève pour finir contre les reprises de ces chants et de ces danses par de jeunes bourgeois qui imitent ce qui fut la musique des exploités et qui est devenue une mode formelle vidée de son contenu social, ces jeunes de la petite et moyenne bourgeoisie pratiquant un «  mimétisme comportemental et colonialiste qui triture en une bouillie unique le tarantisme, le reggaie, les «  fronne », le blues, les «  tammuriate » et tout ce qui aujourd’hui constitue la marmelade représentative du jeunisme médiatique, de ces jeunes  hélas, déjà morts avant de devenir vieux, de ces jeunes qui expriment un vide de valeurs, et qui se projettent dans la commercialisation des mass-média   » (p. 9). Et il termine par ces mots : « Ces enregistrements seront la célébration de l’absence. Mais seront-ils le papier de tournesol qui mettra en évidence les innombrables mystifications et contradictions, mises en œuvre au nom d’un monde éteint ? » (ibid.). Texte terrible ! Et trop pessimiste ? Peut-être pas ! Car il est vrai que ces chants ont été souvent repris par des groupes comme la Nuova Compagnia di Canto Popolare, qui a travaillé au début avec De Simone, mais qui ont souvent eu comme public principal les intellectuels embourgeoisés de Naples ou des pays occidentaux ; on peut probablement en dire autant du groupe plus récent Neapolis Ensemble  ; ce sont des groupes d’une grande qualité, mais qui s’intègrent maintenant dans un autre contexte social que celui où se situaient ceux qu’enregistra De Simone 3. On peut aussi  se référer au groupe Musica Nova, créé par Eugenio Bennato (1947- ) et Carlo d’Angiò (1948-2016) en 1976 avec Teresa De Sio (1955- )  : Garofano d’ammore, 1976 ; Brigante se more, 1976 ; Quanno turnammo a nascere, 1979. Eugenio Bennato a aussi publié un disque sous le nom de Joe Sarnataro. ÉCOUTE 2 : Quanno sona  la campana (la fuga), (Eugenio Bennato, chantée par  Loredana Mauri) Quanno sona la campana (La fuga) (Musica e testo  : Eugenio Bennato Musica Nova, 1980) All'arme all'arme la campana sona Aux armes, aux armes, la cloche sonne li Turche so' sbarcati a la marina Les Turcs ont débarqué sur le rivage chi tene 'e scarpe vecchie se l'assòla Que celui qui a de vieux souliers les ressemelle c'avimm'a fare nu lungo cammino car nous devons faire un long chemin. Quant'è lungo stu cammino disperato          Qu’il est long ce chemin désespéré e sta storia se ripete ciento volte et cette histoire se répète cent fois nuie fuimmo tutte quante assai luntano nous fuyons tous très loin quanno sona la campana          quand sonne la cloche. All'arme all'arme la campana sona Aux armes, aux armes, la cloche sonne li Turche so' sbarcati a la marina Les Turcs ont débarqué sur le rivage chi tiene o grano lo porta a la mola Que celui qui du blé le porte à la meule comme ce vene janca la farina         Comme elle est blanche la farine. Ma nun bastano farina festa e forca mais il ne suffit pas de farine, de fêtes et de gibet pe sta gente ca n’ha mai vuttàto e mane pour ces gens qui n’ont jamais été violents o padrone vene sempe da luntano le maître vient toujours de loin quanno sona la campana          quand sonne la cloche. E po’ vene o re Normanno ca ce fa danno Et puis vient le roi Normand qui nous porte tort E po’ vene l’Angiuino ca ce arruvina          et puis vient l’Angevin qui nous ruine E po’ vene l’Aragunese, ih che surpresa et puis vient l’Aragonais, oh quelle surprise e po’ vene o re Spagnolo ch’è mariuolo et puis vient le roi Espagnol qui est un voleur E po’ vene o re Burbone can un va buono et puis le roi Bourbon qui ne convient pas E po’ vene o Piemontese ca ce vo’ bene et puis vient le roi Piémontais qui ne nous aime pas  : Ca pussa essere cecato chi nun ce crede que soit aveuglé celui qui n’y croit pas Ca pussa murire acciso chi nun ce crede. que puisse être tué celui qui n’y croit pas. On peut écouter les interprétations de chants traditionnels sur le disque de L’Accordone, Fra’Diavolo, la musica nelle strade del Regno di Napoli (2010), magnifique réalisation de Guido Morini, Marco Beasley, Pino De Vittorio, Fabio Accurso, Stefano Rocco, Franco Pavan, Mauro Durante, Luciana Elizondo, Giusella Massa, Denise Mirra et Noella Reverte Reche , un ensemble de 22 chants traditionnels (Tarantella di Sannicandro, ou ‘O guarracino) et de chants de la Renaissance arrangés, avec des instruments populaires anciens et 4 violes de gambe avec un violon du XIXe siècle. Enfin, un des groupes les plus intéressants des années 1970 est le Gruppo Operaio ‘e Zezi de Pomigliano d’Arco, formé d’ouvriers, d’artisans et d’étudiants, créé en 1974 dans une perspective explicite de lutte politique, très clairement expliquée dans le livret de leur premier disque Tammurriata dell’Alfasud : le groupe s’organise « par la nécessité de créer un front organisé de lutte, capable d’opposer à la contre-attaque et aux mystifications sur la culture populaire de la classe dominante, la bourgeoisie : celle-ci, à travers ses moyens de diffusion de masse, la radio, la  télévision, la presse, les disques, donne de la culture populaire, du folklore et de ses formes expressives, la version culturellement et socialement la moins significative et la plus extérieure au contexte économique, social et culturel qui en éclaire la fonction et la signification. Ce sont quelques ouvriers de l’Alfasud, de l’Alfaromeo, de l’Aeritalia, des artisans et des étudiants, tous plus ou moins habitués aux fêtes populaires, qui se reconnaissaient les mêmes exigences expressives de mode de vie, le même  souci de rachat social et civique, qui donnent naissance à ce besoin de s’organiser pour s’opposer pratiquement et jour après jour à l’agression quotidienne de la culture bourgeoise, de l’idéologie de consommation, des chansonnettes ». Le groupe a une activité diversifiée, chansons politiques, théâtre, musique populaire, photographie, qui continue depuis 1974 : son dernier disque, Ciente paise, est de 2011.  Il est « la sublimation artistique du traumatisme de l’industrialisation dans la région de Naples, du choc destructeur qu’une culture paysanne, archaïque, et encore pleinement active il y a quelques décennies, a reçu  d’une modernisation hâtive et sous beaucoup d’aspects aliénante » (Giovanni Vacca, Il Vesuvio nel motore, L’avventura del Gruppo musicale Operaio ‘e Zezi di Pomigliano d’Arco, Manifestolibri, 1999, 144 pages, p. 11). C’est l’installation de l’Alfasud à Pomigliano d’Arco en 1968 qui lance l’aventure d’une nouvelle civilisation basée sur la grande industrie, et qui va utiliser abondamment les moyens de communication de masse pour détruire et combattre la culture paysanne qui était dominante dans la Campanie d’alors. Cette industrialisation crée des situations insupportables, aggravées par le tremblement de terre de 1980, par l’évolution politique plus récente (désindutrialisation, émigration interne, etc.), et suscite le réveil d’une culture d’opposition multiple, pas toujours cohérente, où la reprise de la culture traditionnelle se mêle parfois à des formes musicales autres, rap, reggae (voir plus loin les phénomènes de «  contamination»), et parfois à des manifestations . Le Gruppo Operaio a tenté de clarifier tout cela, en évitant des déviations qui prenaient les noms bizarres de « raggafolk » ou de « tarantamuffin », et en donnant un sens progressiste à cette reprise des « tammurriate, tarantelle et pizziche ». Entreprise difficile en une époque où la gauche ne dégageait aucune politique culturelle et se désinteressait de la chanson et de la culture traditionnelle. Écoutons un extrait du disque caractéristique Tammurriata dell’Alfasud produit en 1976 et repris en CD par Ala Bianca en 1996. ÉCOUTE 3  : Tammurriata (a) Bella figliuola (G.O. ‘e Zezi) Bella figliola ca te chiamme Rosa Belle jeune fille qui t’appelles Rose che bellu nomme mammeta t'ha miso Quel beau nom ta mère t’a donné t'ha miso 'o nome bello delli rose elle t’a donné le beau nom des roses chill'è 'o meglio sciare do paraviso                      qui est la plus belle fleur du paradi Bella figliola comme vi chiammate                      Belle jeune fille, comment vous appelez-vous ? je me chiammo "sanacore" e che volete Je m’appelle « Guérisseuse », que voulez-vous ? sanatemillo 'o core si putite Guérissez mon cœur si vous pouvez e si non putite vuje m'o sana n'ata et si vous ne pouvez pas, une autre me le guérira je 'o core nun o' sano a li malate Je ne guéris pas le cœur des malades 'o sano 'e giuvinielli 'e quinnece anni          je guéris celui des jeunes gens de quinze ans Bella figliola cu stu 'nfrische 'nfrasche Belle jeune fille, avec ces fraîches branches che pesce vuò piglià int'a stu bosco quel poisson veux-tu prendre en ce bois ? vene nu juorno ca se rompe 'a frasca Il vient un jour où la branche se brise e rimane ca vocca aperta acchiappi 'e mosche.    et où tu resteras la bouche ouverte à attraper les mouches. Précisons encore que « Zezi » tient son origine du mot « Zeza », diminutif de « Lucrezia », personnage de Carnaval, associé par Jacques Callot à celui de Pulcinella, créé vers le XVIIe siècle et interdit par la police  au XIXe siècle, pour ses formes libertines et pour ses allusions critiques à l’autorité et à la famille. La Zeza était probablement liée aux annonces de fiançailles et de rites nuptiaux que l’on pratiquait à l’occasion du Carnaval, et où on érotisait l’atmosphère par des gestes et des jeux de mots très libres. ces scènes racontaient le mariage de Vincenzella, la fille de Pulcinella, avec Don Nicola, étudiant calabrais  ; mais tandis que le père s’oppose par jalousie à ce mariage, la femme de Pulcinella, Zeza, y est favorable. C’était donc une histoire de conflit entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, de rébellion à l’autorité paternelle, où on confessait publiquement les côtés honteux et parfois obscènes de la vie familiale, finalement résolus dans le « lieto fine  », la fin heureuse du mariage des jeunes. Le nom lui-même choisi par le Groupe Ouvrier est donc symbolique de son attachement à la culture populaire. La NCCP a repris dans un de ses premiers disques La canzone di Zeza ; et on verra que le texte de la Tammurriata ci-dessus inspirera directement le groupe Almamegretta dans Sanacore, comme il existait déjà en Campanie. 2°) Malgré toutes les transformations de Naples, la tradition mélodique classique continue à être interprétée  et à être imitée. Comme dit Peppe Aiello, « la chanson classique est plus ou moins comme la vache sacrée… Étant sacrée, la vache n’est pas passible de critique » (Op. cit. pp. 42-3) ; et comme elle était de qualité exceptionnelle, on peut constamment la continuer à Naples et sur le marché national et international, sans risques et même avec de gros bénéfices, si on  a la « capacité d’entrepreneur » de Renzo Arbore ! Les meilleurs interprètes en sont Sergio Bruni et Roberto Murolo. Sergio Bruni (nom d’artiste de Guglielmo Chianese, 1921-2003), après avoir été ouvrier et avoir participé à la résistance antinazie, se consacre au chant qu’il travaillait depuis l’âge de 9 ans, sous la direction de Gaetano Lama et de Vittorio Parisi ; il devint un des grands interprètes de la chanson classique et composa de nombreuses chansons dans la même veine. Il publia en 1984 une anthologie de 4 CD de chansons du XVIe siècle à nos jours, comportant plusieurs de ses compositions. Ses disques sont très nombreux (Écouter sur les sites Google, «  Sergio Bruni  », Wikipedia, Deezer, You Tube,  etc.). Roberto Murolo (1912-2003) est l’autre grand interprète de la chanson napolitaine. Il enregistre une Napoletana, anthologie chronologique de la chanson napolitaine du XIIIe siècle à 1962 (12 disques 33T repris en 9 CD, avec le guitariste Eduardo Caliendo). En 1932, le père de Roberto, Ernesto Murolo, avait organisé à Sanremo un « Festival parthénopéen de chants, traditions et coutumes » qui n’eut pas de suite immédiate. En septembre 1952, après la création du Festival de la chanson italienne à Sanremo en 1951, la RAI créa un Festival de la chanson  napolitaine, destiné à intéresser l’Italie du Nord à la chanson méridionale, avec deux orchestres, l’un napolitain, dirigé par Giuseppe Anepeta, avec des chanteurs napolitains, l’autre italien, dirigé par Cinico Angelini avec les principaux chanteurs italiens reconnus, Nilla Pizzi, Carla Boni, Gino Latilla et Achille Togliani ; on fait des fêtes de Piedigrotta un sous-produit de ce festival. En 1955, triomphe Maruzzella, de Enzo Bonagura avec une musique de Renato Carosone ; Guaglione, de Nisa (Nicola Salerno) et musique de Giuseppe Fanciulli l’emporte en 1956, en 1957 Lazzarella, de Nicola Pazzaglia, musique de Domenico Modugno. 1958 est une année de grands changements pour la chanson, l’arrivée du rock and roll en Italie, la diffusion des chansons par les juke box, la création des 45 tours, l’apparition des premiers cantautori. Au Festival de Naples de 1959 eut le plus grand succès (mais pas le prix) ‘Mbraccio a te, du grand écrivain et poète Giuseppe Marotta (1902-1963), l’auteur de L’oro di Napoli (1947), avec une musique de Enrico Buonafede : il expliqua que, né dans une ruelle de Naples, il savait que le peuple de ces quartiers ne lirait jamais ses livres mais qu’il pourrait écouter et chanter ses chansons. Ce fut la dernière participation d’un poète à la création de chansons napolitaines, et le Festival s’arrêta en 1972. Il reprit en 1981, puis de 1998 à 2004 (Voir le site : wikipedia.org/wiki/festival_di_napoli). Pour comprendre la continuité de ce courant de chanson classique mélodique napolitaine, comparons deux chansons d’auteurs napolitains, l’une est de 1934, l’autre de 1992. Écoutez-les, et essayez de dire quelle est la date de chacune d’entre elles : ÉCOUTE 4 : Cchiù lontana me staie, Plus tu es loin de moi cchiù vicina te sento ... plus je te sens proche … chissà a chistu mumento Qui sait en ce moment chi pienze, che ffaie  ! à qui tu penses, ce que tu fais  ! Tu m’e miso ‘int’ ‘e vene Tu m’as mis dans les veines nu veleno ch’è ddoce ... un poison qui est doux … Nun me pesa ‘sta croce Cette croix ne me pèse pas ca ‘je trascino pe’te. car je la porte pour toi. Te voglio ... te penzo ... te chiammo ... Je te veux…Je te pense… Je t’appelle te veco ... te sento ... te sonno ... Je te vois… Je te sens…Je rêve de toi … è n’anno          Cela fait un an - nce pienze ca e n’anno – Je ne pense pas que cela fait un an ca st’uocchie nun ponno que mes yeux ne peuvent plus cchiù pace truvà  ? trouver la paix ? E cammino ... e cammino ... Et je marche …et je marche… ma nun saccio addò vaco ... mais je ne sais pas où je vais … je sto sempe ‘mbriaco je suis toujours ivre e nun bevo mai vino. et je ne bois jamais de vin. aggio fatto nu voto J’ai fait un vœu a Madonna d’ ‘a Neve  : à la Vierge de la Neige  : si me passa ‘sta freve si cette fièvre me passe, oro e argiento le dò. je lui donne de l’or et de l’argent. Te voglio ... te penzo ... te chiammo ... Je te veux…Je te pense… Je t’appelle te veco ... te sento ... te sonno ... Je te vois… Je te sens…Je trêve de toi … è n’anno          Cela fait un an - nce pienze ca e n’anno – Je ne pense pas que cela fait un an ca st’uocchie nun ponno que mes yeux ne peuvent plus cchiù pace truvà  ? trouver la paix ? La seconde chanson est celle-ci  : ÉCOUTE 5 : Guardame int’ all’ uocchie, ammore Regarde-moi dans le yeux, mon amour, je voglio ridere ancora je veux rire encore aspettanno ‘a sera en attendant le soir ca’ se fà niro ‘o cielo quand le ciel devient noir e se ne scenne ‘o sole que le soleil descend, e se ne scenne ‘o core et que mon cœur descend sì mò resto sulo. si maintenant je reste seul Parlame int’ ‘o suonno, ammore Parle-moi dans mon sommeil, mon amour, je nun me sceto je ne me réveille pas e nun me ‘mporta niente et rien ne m’importe si passa ancora ‘o tiempo le temps passe encore a te nun te fa niente cela ne te fait rien a me se piglia ‘o viento le vent s’attache à moi ‘nzieme ‘a luna argiento en même temps que la lune d’argent c’aggio astipato a te. que j’ai conservée pour toi. Parlame d’ammore, ammore Parle-moi d’amour, mon amour, e lascia ‘nterra ‘a croce et laisse ma croix par terre parla senza voce parle sans voix e senza cchiù parole et sans plus de paroles cà me fanno male car elles me font mal e fà cchiù male ‘o core et le cœur fait plus mal si nun ce sta ammore. s’il n’y a pas d’amour. Parlame d’ammore, ammore Parle-moi d’amour, mon amour, e lascia ‘nterra ‘a croce et laisse ma croix par terre parla senza voce parle sans voix e senza cchiù paura, et sans plus de peur fà parlà all’ammore fais parler l’amour e senza cchiù turmiente et sans plus de tourment pò ce penza ‘o tiempo a ce fà liberà. et puis le temps y pensera et nous rendra libres. Décidez de la date de chacune (réponse à la fin du volume). Citons encore le curieux disque de Mathieu Abelli et Jay Bernfield, Canta Napoli, enregistré à Paris en 2006, un ensemble de chants napolitains de la Renaissance (Willaert, Gesualdo…) et d’airs d’opéra liés à Naples (Pergolesi, Donizetti …). Et puis il faut sans doute rattacher à cette tradition Enzo Gragnaniello (1954- ), un des grands de la chanson napolitaine contemporaine, qui vient des quartiers populaires de Naples, et qui a contribué à faire connaître une chanson napolitaine classique (il a chanté parfois avec Roberto Murolo) mais modernisée (il a chanté avec James Senese, cf. plus loin). Il écrit et chante parfois en Italien (avec Mia Martini ou Ornella Vanoni), mais surtout en napolitain (il reçoit trois fois le prix Tenco pour la meilleure chanson dialectale, en 1960, 1990, 1999). Il avait fondé dès 1977 son groupe Banchi Nuovi, lié à un groupe de « Disoccupati Organizzati » (Chômeurs Organisés), écrivant de nombreuses chansons qui eurent un grand succès, dont Cu’mme (1992), chantée par Roberto Murolo et Mia Martini. Il publie en 2001 l’album Balìa après déjà onze autres albums. En 2019, il participe à la Rassegna du Club Tenco après avoir publié l’album Lo chiamavano vient’’e terra. Il ne faut pas oublier de nombreuses interprètes de la chanson napolitaine, comme Consiglia Licciardi (1959- ), Angela Luce (1938- ), actrice et chanteuse, de même que Maria Nazionale (1969- ), Maria Pia De Vito (1960- ), chanteuse de jazz qui interprète aussi des chansons classiques, Pina Cipriani, et beaucoup d’autres (Voir  le site : wikitesti.com/index.php/categoria interpreti_napoletani). 3°) Il y a toujours à Naples une importante base de l’OTAN, et la présence à Naples de nombreux marins américains depuis leur arrivée en 1943 a poussé à la création d’une grande quantité de nights, locaux nocturnes où ne vont ni la bourgeoisie napolitaine mêlée aux boss de la camorra, ni le sous-prolétariat napolitain, mais les militaires des navires américains de la base, ou de jeunes napolitains passionnés de jazz et de rock. Cela suscite l’apparition dans les années 1960 de groupes musicaux nouveaux come les « Showmen » et les « Osanna ». Le premier est créé par deux noirs napolitains, James Senese (1945- ) et Mario Musella (1945-1979) en 1966, c’est un groupe de  rythme and blues,  que viennent compléter Franco Del Prete, Luciano Maglioccola, Elio d’Anna et Giuseppe Botta : en mélangeant le swing de James Brown, Otis Redding et Wilson Pickett et la musique napolitaine, ils créent une nouvelle musique napolitaine qui révolutionne la tradition. Roberto De Simone lui propose de jouer dans sa Messe Requiem pour Pasolini, à Venise, en 1985. Comme dit Dimeo Dino dans un article de Libération, « Il vante l’insouciance de sa ville plantée au pied du Vésuve, jurant qu’elle n’a rien à voir avec O Sole mio. Son message est simple  : ‘ncazzato nero’ (dans une colère noire) ». En 1975, James Senese fonde avec d’autres musiciens le groupe « Napoli Centrale », une contamination de chanson napolitaine et de jazz (John Coltrane, Miles Davis …)  ; le dernier disque du groupe, Cammenanne, est de 2009. Les Showmen se dissolvent en 1970 et chacun continue une carrière soliste ; Musella avait publié plusieurs  albums et singles avant de mourir jeune d’une cirrhose hépatique. Senese est saxophoniste et il continue à travailler dans le groupe Napoli Centrale, qui publie ‘O Sanghe en 2016 et un double live en 2018. Les « Osanna » ont pour leader Lino Vairetti avec Danilo Rustici (guitare), Massimo Guarino (batterie) et Lelio Brandi (basse). Ils rencontrent Elio d’Anna, flûtiste et saxophoniste, qui venait de quitter les « Showmen » ; ils commencent en 1971, ont de grands succès dans plusieurs festivals d’avant-garde, et publient bientôt leur premier album, L’uomo. Ils font aussi des musiques de film, pratiquant la contamination entre musique classique, chanson napolitaine et rock, et une tournée en Italie avec le groupe Genesis en 1972. Ils publient encore plusieurs disques après le départ d’Elio d’Anna, et reviennent sur la scène en 2000 avec le Neapolis Rock Festival. Ils intègrent le fils de Lino Vairetti, Irvin Luca, et quelques grands musiciens du milieu du rock international ; leur pratique des costumes et des maquillages fait qu’ils se réfèrent aussi au théâtre et à la Commedia dell’arte 4. Leur denier album dal vivo s’intitule Pape Satàn Aleppe. Un autre groupe est « Il giardino dei semplici (GDS) » (Voir le site à leur nom + gruppomusicale), animé par Gianfranco Caliendo, Luciano Liguori, Gianni Avelardi. Ils publient un disque en 1975, ce sera le premier d’une longue série de LP, de CD, et de 45 T, dont Argento Vivo en 2013. Beaucoup d’autres groupes se créent à Naples, émigrant parfois dans toute l’Italie et en Angleterre (Voir le site  : Categoria  Gruppi musicali della canzone napoletana). Ils ont vendu plus de 4 millions de disques, plus de 20 CD, dont le dernier est de 2019, N/A. Citons encore le groupe « Gli alunni del sole » de Paolo Morelli (voir leur site), qui chante en italien et parfois encore en napolitain (le disque ‘A canzuncella, de 1977) ou « Il balletto di bronzo » (Neve calda, 1969  ; Ys, 1972, avec Gianni Leone). Ces groupes sont étudiés dans le texte de Giovanni Vacca  : «  Musique et contre-culture en Italie  : la scène napolitaine » (Accessible sur le site : ww.giovannivacca.com). On pourrait multiplier les citations de nombreux autres groupes, mais un des principaux représentants de cette nouvelle musique napolitaine est Pino Daniele (1955-2015), l’aîné d’une fratrie de 6 enfants dans une famille pauvre, qui va apprendre la guitare en autodidacte, en se passionnant pour la chanson, pour le jazz (Louis Armstrong) et pour le rock (Elvis Presley)  ; il va créer un style qu’il appelle « taramblu », mélange de tarentelle et de blues. Ses premières chansons sont politiquement plus marquées, et la référence à Masaniello  est caractéristique, ainsi que sa définition comme « à moitié noir » ; par la suite, il s’adapte surtout à un marché commercial où il exploite ses créations. Depuis Terra mia (1977), Pino Daniele (1979), et Nero a metà (1980), il publie une trentaine d’albums, joue avec de grands guitaristes et musiciens américains, et acquiert une audience internationale. Écoutez le maximum de chansons de Pino Daniele, c’est un des plus grands cantautori de notre époque, qui a collaboré avec nombre d’autres et avec les maileurs instrumentistes comme Eric Clapton.  Voyez plus de détails sur sa carrière dans Pino Daniele Wikipedia italiano. Il est mort prématurément d’insuffisance cardiaque. ÉCOUTE 6 : Pino Daniele, Je so’ pazzo (Pino Daniele, EMI, 1979) Je so' pazzo je so' pazzo e vogl'essere chi vogl'io ascite fora d'a casa mia je so' pazzo je so' pazzo ho il popolo che mi aspetta e scusase vado di fretta non mi date sempre ragione io lo so che sono un errore nella vita voglio vivere almeno un giorno da leone e lo Stato questa volta non mi deve condannare pecchè so' pazzo je so' pazzo ed oggi voglio parlare. Je so' pazzo je so' pazzo si se 'ntosta 'a nervatura metto tutti 'nfaccia o muro je so' pazzo je so' pazzo e chi dice che Masaniello poi negro non sia più bello? e non sono menomatoe sono pure diplomato e la faccia nera l'ho dipinta per essere notato Masaniello è crisciuto Masaniello è turnato je so' pazzo je so' pazzo nun nce scassate 'o cazzo! Les meilleurs théoriciens de la « contamination » sont les Almamegretta, groupe formé en 1988 par Gennaro Tesone (batterie), Giovanni Mantice (guitare), Gemma (basse) et Patrizia Di Fiore (voix), qui est remplacée par Gennaro della Volpe (voix) et Paolo Polcari (claviers), accompagnés bientôt par Massimo Severino. En 1992, ils publient Animamigrante, qui contient la célèbre chanson Figli di Annibale : les soldats américains ne sont restés que quelques mois à Naples, et ont engendré de nombreux napolitains noirs, alors imaginez combien en a engendrés le « grand général noir » Hannibal qui est resté des années en Italie du Sud. Nous sommes tous fils d’Hannibal ! Leur second album est Sanacore en 1994 ; d’autres disques suivront, avec des musiciens napolitains (Pino Daniele, Bisca) et anglais, jusqu’à Imaginaria en 2001, qui obtient le prix Tenco pour le meilleur disque en dialecte, et plusieurs autres productions jusqu’en 2010. Ils sont annoncés au Festival de Sanremo en 2013,  et ils publient l’album Controra, avec Raiz, James Senese, Enzo Gragnaniello et Gaudi. En 2015  ; ils participent au Concert du Premier Mai de Rome en rendant un hommage à Pino Daniele mort récemment. En 2016/17 ims publient EnnEnne. Figli di Annibale est la reprise d’une phrase de Malcolm X, qui affirma, après une bagarre entre italo-américains, que les Italiens devraient être moins racistes envers les noirs, parce que eux aussi (ceux du Sud) ont les cheveux frisés et la peau sombre, et rappela le passage d’Hannibal ! Les Almamegretta utilisèrent la phrase de Malcolm X comme le faisaient les musiciens afro-américains qui leur plaisaient tant et qu’ils voulaient imiter  ; et ils s’aperçurent que, entre la Jamaïque distante de kilomètres de mer, et la culture populaire napolitaine, il y avait une proximité de musique, de feeling, de « vibrations » : deux musiques de « gens qui ont souffert et qui souffrent et qui ont en commun une incroyable et irréductible mélancolie ». Ils prirent conscience que le Sud de l’Italie est beaucoup plus proche (culturellement) de l’Afrique que de la Suisse et que spontanément un chanteur populaire campanien chante comme un chanteur pakistanais ou du Moyen-Orient. Nous avons alors pensé « à mettre ces musiques ensemble et à contaminer notre musique en faisant ce type d’expérimentation : jouer de la musique reggae, ou qui avait une extraction rythmique afro-américaine, contaminée avec notre tradition ou, même, au contraire, une musique napolitaine contaminée rythmiquement avec le reggae et la rythmique afro-américaine » 5. Et Gennaro remarque d’ailleurs que toutes les musiques « de consommation courante », le blues, le jazz, le rock, etc. ont pour origine les rythmes des noirs forcés d’aller en esclavage aux USA, dans leurs chants de travail et de souffrance et dans leurs besoins spontanés d’expression. Nous sommes simplement allés plus loin, dit Gennaro, que la musique diffusée par « l’empire américain » et nous n’avons fait que la mêler à la façon de chanter transmise par la tradition campanienne et napolitaine, par un mélodie déjà contaminée par de nombreuses influences arabes, africaines, espagnoles, etc. Mais, ajoute-t-il, les sentiments qui sous-tendent la tradition campanienne sont des sentiments de souffrance, mais le rythme de travail et le monde paysans n’existent plus, il s’agit donc de faire autre chose et « de mettre la marginalité de la musique italienne en confrontation avec les marginalités d’autres musiques du monde » (Ibid. p. 175). D’ailleurs, nous ne pouvons faire autre chose que « rencontrer les autres cultures, qui nous envahissent pacifiquement : il nous arrive continuellement des immigrés qui apportent des coutumes, des cultures et des langues différentes » (Ibid. p. 176). La contamination est donc simplement une représentation de la Naples d’aujourd’hui. Gennaro ajoute une autre chose importante : autrefois, la musique était liée à un rythme de travail, dans la campagne africaine comme dans la campagne napolitaine, et faite par des non-professionnels. Maintenant elle est enregistrée et faite par des professionnels, l’œuvre d’art a donc changé de signification, et n’est plus liée au génie individuel, mais à une frange plus large de personnes ; on chante moins et on écoute plus ; des « non-musiciens » peuvent composer de la musique, grâce à de nombreux instruments. Le musicien doit donc se situer par rapport au marché musical : il s’agit de produits qui doivent se vendre. Dans le grand « chaudron » du marché, essayons donc de vendre notre marginalité méditerranéenne. Un autre musicien du groupe ajoute encore ceci  : dans la composition de Sanacore, nous sommes partis d’un rythme reggae et de la musique des années 1970 et 1980, et puis  en avançant, « nous nous sommes rendu compte que ce qui allait le mieux avec ce type de musique, c’était la vocalité et la mélodie qui se référaient au chansons napolitaines et campaniennes du passé » (Ibid. p. 180). Nous sommes des personnes de la ville, et nous ne nous sentons pas héritiers de la tradition de la campagne, mais avec un ordinateur, nous pouvons recomposer une « tammorriata », et ainsi recomposer une musique et un monde comme nous aimerions qu’il soit. Nous sommes dans une période de déclin de l’Occident, et nous n’avons plus de certitude positive, c’est difficile à vivre, mais c’est cela que nous cherchons à assumer. Nous cherchons à voir ce qui arrive autour de nous, à Naples, où se produisent et reproduisent des centaines et des milliers de cassettes par an, de centaines de producteurs ; il y a une vitalité extraordinaire de Naples dont les médias ne rendent pas compte. « C’est aussi le problème pour lequel en Italie on n’a pas produit grand-chose : course à l’imitation ou de produits internationaux gagnants ou de produits nationaux voyants. De façon différente, chercher à élaborer une musique qui n’est ni celle qui nous arrive des mass-média, ni celle qui nostalgiquement rappelle le passé, nous est apparu comme la seule route à prendre. Où cela nous mènera, nous ne le savons pas » (Ibid. p.183). Nous aurons à nous souvenir de cette citation quand nous parlerons de la chanson italienne contemporaine. ÉCOUTE 7 : Almamegretta, Figli di Annibale (Anima migrante, Anagrumba, 1993) Annibale grande generale nero Con una schiera di elefanti attraversasti le Alpi e ne uscisti tutto intero A quei tempi gli Europei non riuscivano a passare neanche a piedi Ma tu Annibale grande generale nero tu le passasti con un mare di elefanti Lo sapete quanto sono grossi e lenti gli elefanti  ? Eppure Annibale gli fece passare le Alpi con novantamila uomini africani. Annibale sconfisse i Romani restò in Italia da padrone per quindici o vent’anni. Ecco perché molti Italiani hanno la pelle scura Ecco perché molti Italiani hanno i capelli scuri Un po’ del sangue di Annibale è rimasto a tutti quanti nelle vene sì è rimasto a tutti quanti nelle vene Nessuno può dirmi  : stai dicendo una menzogna No, se conosci la tua storia sai da dove viene il colore del sangue Che ti scorre nelle vene Durante la guerra pochi afroamericani riempirono l’Europa di bambini neri Cosa credete potessero mai fare in venti anni di dominio militare Un’armata di Africani in Italia meridionale un’ armata di Africani in Italia meridionale Ecco perché ecco perché noi siamo figli di Annibale Meridionali figli di Annibale sangue mediterraneo figli di Annibale. ÉCOUTE 8 : Almamegretta, Sanacore, 1995 Sanacore La  guérisseuse du coeur Io quanne me 'nzuraje ero guaglione Moi quand je me mariai, j’étais un garçon uè comm'era sapurita la mogliera Ah, comme elle est savoureuse, ma femme, la primma notte che me ce cuccaje la première nuit que j’allai au lit avec elle nè a me venette 'o friddo e a essa 'a freva à moi il me vint du froid et à elle de la fièvre freva e friddo tengo quanno sto vicino a te J’ai fièvre et froid quand je suis à côté de toi m'abbrucia 'a pelle quanno sto vicino a te la peau me brûle quand je suis à côté de toi la siconda notte che me ce ccucaje La seconde nuit où j’allai au lit avec elle uè a me passaje 'o friddo e a essa 'a freva le froid m’est passé et à elle la fièvre bella figliola comme ve chiammate Belle fille, comment vous appelez-vous  ? nè me chiammo sanacore e che vulite Moi je m’appelle «  guérisseuse  » et que voulez-vous  ? saname stu core oi nè stanotte voglio a te Guéris mon cœur, car cette nuit c’est toi que je veux songo 'nnammurato 'e te         Je suis amoureux de toi saname stu core ca mo sta malato 'e te guéris mon cœur, car je suis malade de toi stanotte voglio a te          cete nuit c’est toi que je veux io me chiammo sanacore e che vulite Je m’appelle «  guérisseuse  » et que voulez-vous  ? nun me ne 'mporta 'e chi me dice ca te tene Je ne me soucie pas de qui dit que tu lui appartiens int' 'a sti ccose nun se prumette nun se mantene dans ces situations on ne promet pas et on ne tient pas les promesses nun se prumette maje nun se mantene maje          on ne promet jamais et on ne tient jamais pecchè si guardo ll'uocchie tuoje veco che abbruciano parce que si je regarde tes yeux je vois qu’ils brûlent 'e passione comme 'e mieje                  de passion comme les miens si t'abbrucia 'o stesso fuoco ca me sta abbrucianno a me Si te brûle le feu qui me brûle tu stanotte si d'a mia pecchè pure tu si 'nnamurata 'e me            cette nuit, tu es à moi parce que tu es amoureuse de moi uè sanatamillo 'o core si putite                  Oui, guéris-le moi mon cœur si tu peux e si nun putite vuje m' 'o sana n'ato                  et si tu ne peux pas une autre me le guérira nè uè sanamillo a me sanamillo a me         oui, guéris-le moi, guéris-le moi uè 'o core nunn' 'o sano alli malati                  Ah je ne guéris pas le cœur des malades. nun me ne 'mporta 'e chi me dice ca te tene int' 'a sti ccose nun se prumette nun se mantene nun se prumette maje nun se mantene maje pecchè si guardo ll'uocchie tuoje veco che abbruciano 'e passione comme 'e mieje si t'abbrucia 'o stesso fuoco ca me sta abbrucianno a me tu stanotte si d'a mia pecchè pure tu si 'nnamurata 'e me Un texte napolitain traditionnel et une musique de type reggae, voilà une chose nouvelle ! Il faudrait écouter aussi dans cette ligne des musiciens comme Enzo Avitabile (1955- ), napolitain d’origine populaire, diplômé de flûte du Conservatoire de Naples, et qui a aussi « contaminé » son style et sa langue napolitains avec beaucoup d’autres musiques, jazz, rock, rap (il collabore avec James Brown, Tina Turner, Randy Crawford, les Agricantus, Bisca, etc.). ou comme Alan Sorrenti (1950- ), ou le percussioniste Tony Esposito (1950- ), ou Tullio De Piscopo (1946- ), Ambrogio Sparagna (1957- ), etc… Mais il faut surtout écouter Daniele Sepe (1960- ), lui aussi diplômé de flûte du Conservatoire de Naples ; il collabore dès l’âge de 16 ans avec le groupe Zezi de Pomigliano d’Arco pour la Tammuriata delle’Alfasud, puis publie de nombreux disques, où se mêlent la chanson napolitaine, le reggae, le jazz, le blues, la musique classique. Son disque Lavorare stanca  est joint à un livret où Luciano Brancaccio décrit le travail, la répartition de la richesse et les conditions de travail dans un monde capitaliste marqué par trois mots : compétitivité, productivité, flexibilité. On était en 1998 ! Son Spiritus mundi, de 1995, contenait déjà des chansons satiriques sur Berlusconi, après une chanson populaire venue d’Orgosolo en Sardaigne. En 2004, dans Nia maro, avec le Manifesto, il réélabore des tammurriate et des saltarelli en même temps qu’il chante « Les amoureux des bancs publics  » de Brassens. C’est un créateur fertile, original et passionnant, dont les derniers disques sont Canzoniere illustrato, de 2012, In vino veritas de 2013, A note spiegate de 2015, Capitan Capitone e i fratelli della costa de 2016, Capitan Capitone e i parenti della sposa de 2017 et The Cat with the Hat de 2019. On peut s’intéresser aussi à un chanteur comme Gianluigi De Franco (1953-2005) : médecin psychiatre, il met au point une méthode de musicothérapie pour des autistes de l’Hôpital Psychiatrique de Naples Leonardo Bianchi, qu’il amène à s’exprimer et à communiquer par des chansons qu’ils ont en mémoire, mais il doit quitter l’Hôpital au bout de 4 ans, sa méthode était trop d’avant-garde… et il rejoint des amis chanteurs, publiant quelques disques. 4°) Il existe encore une forme musicale dont peu de critiques parlent mais qui est sans doute plus écoutée que n’importe quelle autre, « la musica dei vicoli », comme titre un des disques de l’Unità 6, la musique des ruelles. Souvenez-vous que Naples fut une des plus grandes villes d’Europe. Après l’Unité, c’était encore une métropole médiévale, précapitaliste, qui se présentait comme « un dédale arabisant de ruelles et d’impasses, d’arcades et de petites rues, d’entrepôts, grouillant de tavernes et de lieux de mauvaise vie, où vivait une population d’artisans et de commerçants souvent organisés en corporations et avec une forte présence de communautés étrangères » 7. C’était du moins le cas du « ventre de Naples », les quartiers pauvres décrits par Matilde Serao, avec ses commerces de détail, sa foule misérable de «  lazzaroni », ses marchands ambulants avec leurs « voix » caractéristiques, beaucoup plus fortes que celles des marchands parisiens, dit Cesare Caravaglios, avec les processions pour les âmes du Purgatoire et les pèlerinages aux églises de la Vierge, avec leurs saltimbanques, mais aussi leurs égouts insuffisants et leur criminalité. La concentration de la population était très forte, plus que dans n’importe quelle ville européenne : 439.911 individus en 1861. Cette situation devenait intolérable dans l’Italie unifiée qui avait besoin d’une ville compatible avec le développement du système capitaliste : « ‘Discipliner’ une ville voulait dire restructurer les processus de travail en brisant les résidus corporatifs de la société traditionnelle, transformer en marchandise la propriété foncière, construire des infrastructures et des rues de parcours facile, concentrer la richesse en peu de mains et développer le capital financier  : la concevoir, en somme, comme une ‘machine redistributive’, lieu de production mais aussi de séduction et de rêve, pleine de cinémas, de théâtres, de vitrines et de centres commerciaux  ; une société du spectacle, donc, potentiellement capable aussi de résoudre les crises de sous-consommation qui attendent périodiquement le capitalisme » (Ibid. p.434). Ce fut surtout après l’épidémie de choléra de 1884 que commença « l’éventration » de Naples qui se poursuivit jusqu’en 1912. Le modèle de cette transformation de la ville fut l’urbanisme de Haussmann à Paris : on détruisit des quartiers entiers pour construire de grandes rues et des places de représentation du pouvoir politique, économique et religieux. Le résultat fut que presque 100.000 personnes durent ou s’exiler dans les quartiers périphériques de la ville, ou s’entasser dans ce qui restait des anciens quartiers du centre historique, autour de Spaccanapoli (la rue qui coupa Naples en deux d’Est en ouest), dans les quartiers «  espagnols  », etc 8. Après la seconde guerre mondiale, une spéculation foncière effrénée fut pratiquée sous l’administration de l’armateur Achille Lauro (1887-1982), longtemps maire de Naples (il distribuait le soulier gauche avant les élections en promettant le soulier droit après, s’il était élu !), avec l’aide du constructeur Mario Ottieri (le personnage de Nottola dans le film de Francesco Rosi, Le mani sulla città, 1963, et le constructeur de l’énorme immeuble « Palazzo Ottieri » de la Piazza Mercato) et du commissaire Correra (Voir Archivio de La Repubblica du 15 novembre 2002). Cela aggrava encore la situation. On eut donc deux Naples, celle de la bourgeoisie et des classes dominantes un peu repliées sur elles-mêmes, et celle des pauvres, d’un sous-prolétariat misérable. La bourgeoisie napolitaine a développé ses «  salons » qui deviennent le thermomètre du goût dans le domaine de la chanson, et qui sont à la fois un refuge contre le chaos de la ville et « une aire réservée de distinction, de sélection et d’autoreprésentation de classe (…) ainsi qu’un lieu de canalisation et de contrôle de l’érotisme et de la sexualité » des jeunes gens et des jeunes filles qui s’exhibaient autour du piano de la famille (Ibid. p. 440). Une médiation se réalise avec les classes populaires, grâce aux cafés-chantants, inventés à Naples et qui se répandent dans toute l’Italie à partir de Naples, et grâce aux « posteggiatori » (chanteurs ambulants), hérités de la tradition de la Renaissance et qui sont les « ouvriers » de la nouvelle chanson industrialisée. La Fête de Piedigrotta sera une autre forme de médiation. Mais ce sur quoi insistent peu les « historiens » de la chanson napolitaine, c’est le développement de la chanson de « malavita » dans ces quartiers populaires misérables et conquis par la camorra : des milliers de cassettes produites illégalement se répandent, les radios privées en font leur principale production, qui sont une apologie de la camorra et de ses chefs devenus les nouveaux héros populaires. Roberto Saviano a très bien décrit cette production dans un article de La Repubblica du 12 février 2012 (repris en français dans Libération du 15 mars)  : Canzone criminale  : la musica di Gomorra. Ces chansons reprennent certes une tradition ancienne, celle de Guapparia, chanson de Libero Bovio et de Roberto Falvo, de 1914, mais elles font aussi l’apologie des amours et des  trahisons des boss de la camorra, des hors-la-loi, de leurs violences, de la haine pour les repentis, de la criminalité. Citons des chanteurs comme Mario Merola (1934-2006), Nino D’Angelo (1957- )), qui sont de grands chanteurs de la tradition napolitaine, mais aussi Tommy Riccio (1965- ) ; le fils de Franco Miraggio, Rosario Miraggio (1986- ), dont une des chansons, La macchina 50, est choisie comme chanson du film Gomorra (2008) de Matteo Garrone (1968- ) sur le roman de Roberto Saviano, Gianni Vezzosi (1970- ), d’origine sicilienne, Lisa Castaldi, qui fait l’apologie de la camorra napolitaine dans Il mio amico camorrista ou La femmina d’onore, une femme qui prend la place de son mari pour le venger contre un repenti qui l’a fait arrêter ; Mirko Primo écrit aussi contre les repentis dans Per colpa e nu pentito (par la faute d’un repenti), de même que Michele Magliocco, etc (taper le site : ww.musicanapoli.org, et vous trouverez une quantité de noms et de textes de ces chanteurs « néomélodiques  ») PAGE SUIVANTE
Je suis fou  je suis fou et je veux être qui je veux sortez de chez moi je suis fou  je suis fou j'ai le peuple qui m'attend et excusez-moi si je suis pressé ne me donnez pas toujours raison je le sais que je suis une erreur dans la vie je veux vivre au moins un jour en lion et l'Etat cette fois ne doit pas me condamner parce que je suis fou je suis fou et aujourd'hui je veux parler. Je suis fou  je suis fou si je prends une crise de nerfs je mets tout le monde contre le mur je suis fou  je suis fou et qui dit que Masaniello n'est pas plus beau quand il est noir et je ne suis pas idiot j'ai même un diplôme et mon visage je l'ai peint en noir pour me faire remarquer Masaniello a grandi Masaniello est revenu je suis fou  je suis fou et ne me cassez pas les couilles !